Assez !

Rien ne sera plus comme avant !
(truisme)
Non, tout est pire…
(constatation de bon sens)

Mai 68, au même titre que la résistance ou la guerre d’Algérie, est un trou noir dans la conscience historique française.
On ne doit s’y référer qu’en tenant les discours convenus qui s’y tenaient déjà l’époque.
Pour avoir avancé, à ce propos, quelques hypothèses iconoclastes, l’auteur a été licencié du Nouvel Observateur et provoqué la publication du plus épais «Courrier des lecteurs» de l’histoire de cet hebdomadaire où il fut traité, entre autres, de : « nazillon », « vomisseur d’excréments », « trou du cul Doc Marten’s » et quelques autres joyeusetés de coloration stalinienne, avant, pour couronner le tout, d’être dénoncé comme « révisionniste » par Martin Karmitz dans Télérama.
Pour aller plus avant dans son analyse, Frédéric Roux a écrit cet essai qui est aussi un pamphlet (à moins que ce ne soit l’inverse).
Ce livre est divisé en deux parties : Hier (ce qui s’est vraiment passé) et Aujourd’hui (ce qui se passe réellement). Chacune de ces parties comporte quatre chapitres : « De Mai 68 et des prétendues libérations ultérieures », « Des générations », « De la trahison », « Du situationnisme en général et de Guy Debord en particulier » pour la première partie ; « De l’abandon de l’explication de texte et des quelques inconvénients qui en sont découlés », « Du travail », « De la dépression et de son expression », « De la soi-disant disparition du prolétariat » pour la deuxième.
La thèse de l’auteur est assez simple : Mai 68 n’a pas été tout ce que l’on en a dit jusqu’à présent, il n’y a pas eu révolution politique ou culturelle dans le sens couramment admis ni même de trahison ultérieure, mais, en revanche, Mai 68 marque l’adoption des nouvelles normes qui régissent, à l’heure actuelle encore, nos existences avec toute l’humanité qu’on leur connaît.
68 (en France, mais aussi à l’étranger) a marqué : la fin des oppositions de classes traditionnelles ; la modernisation du capitalisme qui en avait bien besoin et de l’oppression qui n’en demandait pas tant ; le succès éphémère (en même temps que la défaite définitive) de la classe moyenne ; le changement d’état du social qui, de solide est devenu gazeux ; la victoire de la technique et de sa police.
Tout ce dont nous souffrons aujourd’hui (analphabétisme voulu, misère sexuelle, confusion sciemment entretenue) était clairement lisible (pour qui savait lire) dans l’Utopie foirée d’hier par la petite-bourgeoisie montante.
À ne pas vouloir regarder cet échec dans les yeux, on se condamne à le revivre perpétuellement. C’est tout ce que l’auteur ne désire pas.

I’m not trying to cause a big sensation
I’m just talkin’ about my generation

Peter Townshend

W’re goin’ to work !

Tina Turner

A la mémoire de Louise Michel, Rosa Luxembourg, Hannah Arendt, Federica Montseny, Ulrike Meinhof et à celle  d’Édith Piaf.

Pour Sarah, Samuel, Luce et – bien entendu – aux suivant(e)s*…

* Louise et Anna

HIER

De Mai 68 et des prétendues libérations ultérieures

Il faut que les jeunes apportent la remise en cause de tout.

La remise en ordre, c’est la tâche de ceux qui gouvernent.

Georges Pompidou
(discours à la Mutualité, 21 Mars 1968)

La nostalgie me casse les couilles ! Les nostalgiques avec…
    Et ceux qui ont eu vingt ans en 68 et qui s’en vantent encore sont les pires.
    Il faut avoir le courage de le reconnaître, cette époque a vu passer le plus beau vol de connards sauvages qu’on ait jamais pu observer sous les cieux de nos contrées. Pour donner une idée, ci-joint la recette du plat du jour à base de volatile : entre deux tranches de pain rassis, alterner un mao, un flic, un normalien, un curé, un trotsk’ et, quelquefois, pour décorer, un prolétaire égaré la tête dans l’anis étoilé et le cerveau conservé dans l’alcool bon-goût.
    On en était ! scandent-ils tous avec le même allant qui leur faisait célébrer Staline, Mao, Kim-Il-Sung, ou Enver Hodja, et ils nous convient régulièrement à l’autocélébration de cette triste période, au lieu de se louer, ce qui serait plus juste, d’avoir modernisé le capitalisme qui en avait bien besoin, et l’oppression qui n’en demandait pas tant.
    Faire croire aux jeunes générations qui ne savent pas vivre que ces temps étaient ceux du désir et de l’audace relève du mensonge le plus éhonté, dont on sait depuis Gœbbels qu’il est le plus susceptible d’être cru par le plus grand nombre. Les fils sont donc convoqués […] à admirer sans condition la faillite de leurs pères à réaliser ce qu’ils énonçaient sans en comprendre la réelle signification : changer la vie. Les pères se vautrant, comme d’ordinaire, dans la nostalgie, qui est le sentiment le plus réactionnaire que l’on puisse éprouver. Tous unis dans ce goût pervers pour le renoncement qu’affiche le quidam fin-de-siècle.
    Chacun aime bien, dans son coin, se raconter des salades. Se voir en héros triomphant, John Wayne faisant jouir toutes les femmes sans même les toucher, Stakhanov perforant la montagne avec son gros mandrin, Rotschild, Buffalo Bill, Cochise et Niarchos. Dans la réalité, c’est une autre paire de manches… On est un peu lâche, un peu fainéant, un peu négligent, un peu sournois, un peu menteur, on ne bande pas à tous les coups… le jet ne fait plus, le matin, un bruit aussi martial dans la cuvette.
    Ces oublis nous viennent de l’enfance où l’on gagne le tour de France avec trois-quarts d’heure d’avance sur Louison Bobet, où l’on inflige à Cassius Clay sa première défaite avant la limite, où l’on arrache des cris rauques à Raquel Welch… Sous la torture, on ne dirait rien. L’imaginaire, on en fait ce que l’on en veut, c’est son avantage.
    Les peuples sont, eux aussi, mythomanes… Rocroi ! Austerlitz ! Le Chemin des dames ! Condé ! Murat ! Foch ! Gloire passée qui déteindrait d’autor sur ceux qui visitent le Panthéon et ses étendards où les ors s’effritent, où le sang s’est fané.
    Et ce dont nos contemporains ne se remettent pas, c’est de ces défaites récentes comme des crachats sur leur vaste poitrine : la ligne Maginot, Dien-Bien-Phu, Alger… Pétain, Navarre, Salan… Les piastres et la gégène… Montoire ! Montoire ! Terribles foirades, la pelle au cul et le mouchoir par-dessus. Je crains fort que 68 et ce qui a suivi soit du même tonneau, qu’on puisse le mesurer à la même aune. Le genre d’histoire sur lequel il est douloureux de revenir… Le cadavre dans le placard qui se met à puer tant et plus pour peu qu’on le déplace… Les saloperies qu’on ne veut pas se rappeler ni regarder en face.
    De Gaulle évitait cela à nos parents : se regarder dans la glace. Ou plutôt, comme il les méprisait, il leur tendait un miroir déformant, ils s’y voyaient résistants de la première heure… Radio-Londres, parachutages de nuit, sabotages, tortures supportées sourire narquois aux lèvres, Paris libéré, la chemise ouverte sur les plaies pas trop profondes, celles dont le sang qui s’écoule est si photogénique, barricades, évasions miraculeuses ! Le reste : Vichy, S.T.O., Révolution nationale, juifs, marché noir, bon beurre, avait miraculeusement disparu du paysage. Toutes les gluantes ignominies, les miracles non éclaircis, les coïncidences étranges, les matamores et les dernières heures… “J’arrive ! ”, “J’accours ! ” Pffft ! Disparus… escamotés comme par magie.
    La réconciliation nationale était à ce prix. Celui de l’oubli et de l’opérette avec palmes et étoiles, citations à l’ordre de la Nation contre les magots planqués par hasard retrouvés, la francisque camouflée, les doubles jeux inopportunément révélés, les fumiers rédimés. L’épuration, à part quelques imprudentes salopes, n’avait pas épuré grand-monde malgré ce qu’en dit Henri Amouroux, l’homme qui veut oublier Vichy et qui se réjouissait que, jusqu’il y a peu, l’on puisse défiscaliser les gras émoluments des employés de maison.
    C’était un oubli menaçant, un pacte qui pouvait, à tout moment être rompu ; la statue du Commandeur tenait les veaux sous son aiguillon d’acier, pouvait à chaque instant leur rappeler le souvenir des lâchetés dont ils se seraient mal remis.
    Sa garde rapprochée, c’était les Barons et les Promoteurs. L’ordre qui régnait de ce temps et qui ne barguignait ni sur le progrès ni sur le profit, sans être féodal, était loin d’être démocratique. Le premier cercle, celui des compradores et des condottiere, qui avait choisi le bon camp : celui des vainqueurs, pouvait se payer sur la bête et la reconstruction. Ils en avaient, soi-disant, le droit depuis qu’ils l’avaient gagné par leur sang, leur sueur et leurs larmes.
     Quelles beautés nous viennent de ce temps de Sarcelles à la Défense ! Milliards de mètres cubes, tombeaux d’algériens, pépettes par brouettes amassées.
    Les spéculateurs et les escrocs pouvaient agir en toute impunité pourvu qu’ils puissent faire valoir leurs états de service, et ils n’étaient pas si nombreux que cela à pouvoir le faire. S’ils avaient été un brin collabos, pourvu qu’ils apportent les relais ou les réseaux, on pouvait passer l’éponge, mais il fallait qu’ils ferment leurs gueules, qu’ils fassent comme si… Ils n’avaient rien de plus pressé que d’obtempérer jusque chez l’Oréal… Qu’aurions-nous fait à leur place ? Dans les réseaux, il ne fallait rien dire sous la torture ; il ne faut rien dire non plus lorsque l’on fait partie du Milieu. Ça leur fait – ensemble -, pourvu qu’ils touchent les mêmes jetons de présence, un sujet de conversation en conseil d’administration.
    Les indiscrets, eux, flottent au gré du courant comme la blanche Ophélie si l’on remplace les lys par les ordures, à moins que, les pieds pris dans le ciment des chantiers, leurs corps ne soient jamais remontés à la surface.
    Les autres, qui n’avaient pas voix au chapitre, fallait pas qu’ils l’ouvrent s’ils ne voulaient pas se voir rudement rabrouer, rappeler à l’ordre et aux infâmes remembrances. Les ouvriers, fallait qu’ils marnent menacés qu’ils étaient, au premier geste de mauvaise humeur, des C.R.S. et du spectre de l’U.R.S.S. qu’ils craignaient confusément malgré l’adoration sans condition qu’ils portaient au camarade Staline qui leur semblait bon pour les moujiks et pas assez ficelle pour leurzigues.
    Cette grande raideur des vertus des vieux âges heurtait trop notre temps et les communs usages pour qu’elle puisse toujours se maintenir intacte. La classe moyenne se multipliait à l’envi, parce que la technique le voulait ainsi qui avait besoin de moins de muscle et de plus de matière grise ; le prolétariat se diluait dans la civilisation des loisirs qui pointait son joli museau et chacune de ces classes sociales, de moins en moins distinctes, voulait profiter de cette conjonction unique. La réconciliation économique rendait désuète la réconciliation nationale qui avait permis l’étape transitoire : celle de la reconstruction et, accessoirement, celle des fortunes aisément établies.
    Insensiblement, la situation changeait et le vieux général, étranger à ces valeurs, ne la voyait pas évoluer. Tant que le peuple vous plébiscite pourquoi changer de politique ?
    Même si Jean-Jacques Servan-Schreiber fomentait en douce la révolte des pharmaciennes et des Visiteurs-Représentants-Placiers, celle de la consommation et de l’hédonisme, métisse du transistor et du monokini ; relevait Le Défi américain , secondé dans cette tâche prométhéenne par Françoise Express et Madame Giroud.
    Même si Pompidou, qui aimait l’art contemporain depuis qu’il avait accroché un tableau de Nicolas de Staël à l’envers, et Giscard d’Estaing, dont les ancêtres n’avaient pas été irréprochables, trouvaient que la barbouze, serait-elle habillée par Cifonelli, ne savait pas se tenir à table et frémissaient d’impatience, en coulisses, de prendre en main tout le bastringue et de lui donner un éclat supplémentaire par le seul fait qu’ils en seraient les chefs et les principaux actionnaires.
    Les sacrifices, les ouvriers en avaient soupé : de la lessiveuse dans la cour, de l’évier en grès et des serviettes qui grattent aussi ; la bourgeoisie trouvait que la culpabilité ça suffisait, qu’elle méritait bien d’être amnistiée pour bonne conduite, que l’heure était venue d’en profiter et que le vieux con commençait à dater, à toujours interdire la danse, l’amour et la quatrième semaine de congés payés.
    Comment maintenir dans Sparte un peuple qui désire Capoue ? Il fallait que puissent enfin se réconcilier ceux qui devaient l’être : Pompidou et Touvier, Mitterrand et Bousquet et que tous ceux qui se ressemblent mijotent ensemble dans le tapioca roboratif du néo profit.    
    L’époque où tout le monde était résistant était close, on entrait joyeusement dans celle où tout le monde se révélerait collaborateur. Et collaborerait à quoi ? A l’économie généralisée, pardi !
    Perpendiculairement à cet aménagement du territoire, toute une génération devint majeure en 68 ; elle n’a jamais connu l’épreuve, ses parents l’en ont toujours préservée ; elle a toujours connu l’abondance ou du moins ce qui y ressemble ; elle se presse en nombre aux portes de l’Université ; elle voyage en stop ; elle écoute Elvis Presley et les Chats sauvages et on lui interdit de vivre sans temps mort et de jouir sans entraves, de tirer son coup tranquille ; on la prive de destin, puisque son destin est de n’en avoir aucun, de béer toujours aux exploits qu’on lui conte, qu’elle pressent imaginaires, pas trop curieuse, non plus, de voir s’entrouvrir la boîte de Pandore d’où pouvaient s’échapper de fétides fumets.
    Elle a soupé de l’héroïsme mythique que ratiocinent ses aïeux bedonnants. La guerre ? Elle la croit devenue impossible depuis qu’elle flirte l’été avec de pâles allemandes aux seins rouges  en mâchant du chewing-gum, et professe un antifascisme de surface qui ne repose sur aucune opposition donc sur aucun danger.
    Si l’après 68 a été plus violent en Allemagne et en Italie c’est parce que les enfants du fascisme avaient quelque chose d’évident à reprocher à leurs parents ; que de cette mauvaise histoire aucun général rebelle ne les avait purgés ; que l’impasse, dans leur cas, était impossible à faire sans que le sang ne coule ; que la violence était la seule arche d’alliance possible.
    La confusion mentale et le manque de culture historique de nos baby-boomers seront, tout de même, remarquables puisque comme alternative au cauchemar climatisé que l’Occident leur propose ils choisiront le communisme oriental qui avait fait preuve, depuis longtemps, de sa cruauté qualitativement et quantitativement supérieure dont ils auraient pu avoir connaissance s’ils avaient lu ce qu’il fallait lire qui était en vente libre dans toutes les bonnes librairies.
    C’est de toutes ces conditions économiques, historiques, politiques, culturelles et démographiques que naîtra “l’explosion” de Mai 68. On peut mettre, comme on le préfère, l’accent sur un élément ou sur un autre : les émeutes de Redon ou bien l’incident de la piscine de Nanterre, mais l’on ne peut raisonnablement nier deux aspects désormais évidents de Mai 68 : la révolte – qui réussira – d’une classe moyenne désireuse de prendre le pouvoir et la révolution – qui échouera – d’un prolétariat qui joue là, sous sa forme locale, sa dernière partie. Les deux événements se jouant, en grande partie sur le plan du simulacre, ce qui explique que Mai 68 ait, soi-disant, laissé plus de traces dans les mœurs que dans l’histoire.
    Pierre Mendès-France (ancien président du Conseil) aurait, un jour, déclaré à son neveu Tiennot Grumbach (futur bâtonnier) : “Vous avez perdu politiquement mais vous avez gagné culturellement”.   
    En dehors de qui apparaît un zeste consolant et que l’on a donc tendance à agréer sans examen, que dit l’idole de la IV° République ? “Vous avez perdu politiquement…” Pas besoin d’y revenir, en défaites politiques Mendès-France était un expert. Mais : “Vous avez gagné culturellement” ? Cela voudrait-il dire que 68 a initié le cortège des libérations ultérieures dont ont joui les gauchistes et leurs affidés et dont ils s’exaltent encore ? Sans doute…
    La libération que revendiquent le plus volontiers les survivants, se souvenant, le dimanche soir, de combien l’époque fut douce et riche à leurs muqueuses en se tirant mélancoliquement sur l’élastique, serait celle des mœurs, des corps et plus particulièrement des parties génitales qui, par un coup de baguette magique, de honteuses devinrent merveilleuses.
    En ces temps paradisiaques, le désir était devenu un droit et le plaisir un devoir alors que la vérité du plaisir et celle du désir est d’échapper à la législation et à la norme. Le jeu, le risque qui font l’intérêt des relations amoureuses en étaient exclus pour céder la place à une obligation de résultat qui tenait sa légitimité d’une triste idéologie mécaniste, d’un puritanisme inversé.
    Ce qui ne peut être mesuré passait, comme il le pouvait, au dynamomètre de la pression sociale. On surprenait, au détour du rayon surgelés des supermarchés, d’accortes ménagères comparant gravement l’intensité de leurs orgasmes respectifs évaluée sur une échelle de Richter imaginée par des personnages aussi peu recommandables que Gérard Zwang, homophobe notoire et andouille patentée, sexologue de son état. L’érotisme abandonnait tout ce qu’il avait de subversif et de gratuit, puisque débrayé de l’activité sociale, pour devenir la sexualité : activité récréative au même titre que l’aérobic, censée être bonne pour tout, à l’élasticité de la peau comme au profit du secteur marchand.
    Les ovaires inondés par tant de liqueurs bienfaisantes l’avenir de l’homme aurait dû baigner dans la félicité, la multiplicité des questions que cette émancipation continuait de soulever et le peu de précision des réponses apportées pouvaient en faire douter. Le bon vieux sentimentalisme raplapla du courrier du cœur y gagnait juste, sous les scialytiques des médias et de l’opinion publique, une précision gynécologique décourageante. Quelque chose n’était pas soluble dans la phraséologie obstétrique, au grand dam de ces dames et de leurs successifs partenaires qui se rendaient bien compte que les sphincters de leurs compagnes ne se soumettaient pas de gaieté de cœur aux turpitudes intestinales recommandées par les professionnels. “Ça résistait quelque part !” Le bonheur ne passait pas davantage par la manipulation adroite des animelles, la fellation et la sodomie que par l’augmentation régulière des salaires et la baisse de la T.V.A. sur les produits culturels…
    Qu’y faire ?
    Pour ce qui est de l’émancipation féminine, c’est la pilule anticonceptionnelle qui lui a permis de devenir possible bien davantage que les discours féministes qui ne faisaient que l’estimer souhaitable. Son utilisation a rendu effective la séparation de la “fonction” amoureuse de la fonction “reproductrice”… En toute discrétion et en toute indépendance puisque aucun pouvoir masculin ne pouvait sérieusement s’y opposer. S’il y eut un lobby authentiquement réactionnaire pour s’opposer à son usage, il y en eut un autre qui n’était pas réellement progressiste pour rendre sa prescription obligatoire à toute femme pubère sans se préoccuper de ses pratiques ou de l’état de ses saphènes. Rien ne pouvait se mesurer à ce progrès et aux bénéfices qu’en tiraient les laboratoires pharmaceutiques.
    Je ne me souviens pas, pour ma part, que le débat sur la contraception chimique ait porté sur autre chose que : est-il légitime que la femme ait la liberté de choisir ou non d’avoir un enfant ? La réponse, sauf pour quelques abrutis intégristes, ne pouvant, évidemment, être que oui. Il n’a jamais porté sur les conséquences à proprement parler inouïes que pouvait déclencher, jusque dans le symbolique , la liberté de faire exprès de se perpétuer ; faculté qui n’avait été jusque là que très empirique. Nous trouvions cela naturel… Nous n’avions pas beaucoup d’imagination ni d’exigence, le plaisir que l’on se promettait (et que l’on a pris…) nous aveuglait. Le progrès était naturel. Ce qui est pour le moins exagéré…   
    Quoi qu’il en soit, comme le fait remarquer Jean Baudrillard : “[…] depuis la pilule, faire un enfant est devenu prodigieusement artificiel”. Il n’y a plus d’accident, mais pas davantage de volonté. Une fois la liberté acquise reste encore à acquérir la liberté d’en user. Ce n’est pas une mince affaire et la technique ne peut nous être, dans ces cas-là, d’aucun secours.
     “Mon corps m’appartient !”, fier slogan féministe signifiait en réalité : mon corps appartient à tout le monde. Tout au moins à tout homme suffisamment malin pour le demander poliment. Ce qui en limite la portée.
    Cette évocation peut faire rêver une génération pour laquelle le risque est redevenu inséparable de l’amour et je serais bien cruel de les dissuader que le paradis a bien existé. En réalité, ceux qui les font rêver se sont mutuellement branlés sur (avec) des marchandises pendant dix ans, décamé à tout va dans des prothèses ; ils ont allègrement confondu érotisme et sexualité, sexualité et gymnastique suédoise. Et il n’y a rien de plus chiant que la gymnastique ni de plus emmerdant qu’une Suédoise, surtout lorsqu’on la baise.
    Il y eut aussi la libération des prisonniers (qui restèrent toutefois en prison), celle des enfants (qui devinrent casse-couilles à l’excès), celle des bardes et des épagneuls bretons, de la bande F.M. et des homosexuels (qui s’enfermèrent d’eux-mêmes dans un ghetto d’opérette, Purgatoire designé par Pierre & Gilles, où alternent en couches régulières, fakirs et bonniches). C’était du temps où Michel-Antoine Burnier et Bernard Kouchner  voyaient naître une France sauvage issue de l’accouplement, que l’on a du mal à s’imaginer, de Marie-Antoinette Fouque et de Gérard Nicoud. Sur la couverture de cet ouvrage de circonstance un manifestant brandissait une pancarte sur laquelle on pouvait lire : “Imposer la margarine. Sauver le beurre”. On ne peut mieux dire…
    Il n’y eut dans ce farouche Hexagone et à la surface de cette mappemonde féroce qu’une succession sans fin de libérations partielles et provisoires que l’on nous fit passer pour partie intégrante d’une libération totale et définitive qui, bien évidemment, n’eut jamais lieu.
    Peut-être faut-il avancer à l’usage des intellectuels égarés qui sont les vecteurs privilégiés des libérations qui n’en sont pas, unanimement convoqués pour parler de ce qu’ils ignorent et ne pratiquent pas : la liberté, cette hypothèse qui vient de la psychologie expérimentale : “Les sujets manifestant une autoévaluation élevée se soumettent plus volontiers aux suggestions que les sujets ayant une autoévaluation faible” . Cela expliquerait le nombre démesuré de normaliens dans toutes les entreprises de “libération” soixante-huitardes qui n’étaient, dans la réalité, que des machines à décerveler.
    Mai 68 n’est pas un point de rupture, mais marque l’adoption d’une nouvelle normalité pas moins répressive que celle contre laquelle la petite-bourgeoisie, méprisée comme une minorité quelconque, s’élevait. Plus moderne… Plus féminine… Plus sociale… Le chef qui a lu Deleuze et Guattari ne résidant plus au sommet d’une pyramide, mais squattant le point nodal d’un rhizome d’énergies.
    C’est tout de même autre chose, on l’avouera, de se faire virer par un type sympa, qui vous tutoie, qui partage les mêmes préoccupations que les vôtres, qui a gardé vos moutards deux ou trois week-ends dans sa maison de campagne des Hauts-de-Seine, dont vous avez baisouillé la femme et dont vous pourriez être, par un heureux retournement de situation, le boss, que par un enculé de première barricadé dans son nid d’aigle au fin fond du boulevard Suchet ! Pour un peu, cela rendrait douces les heures supplémentaires (non rétribuées) passées, votre front contre le sien autour de la lampe Tizio, votre licenciement supportable et les indemnités de chômage que vous allez percevoir féeriques.
    Dans des temps reculés où la violence régnait, où il ne fallait pas s’éloigner de plus de cent coudées de sa caverne de peur de se faire éclater le crâne par de vétustes hooligans coiffés de gapettes de gouape, on appelait ça : collaboration de classe. Il est vrai qu’en ces époques préhistoriques régnait une pensée négative tout entière édictée par un certain Iossif Vissarionovitch Djougachvili, massacreur de son état, baudruche théorique heureusement dégonflée par les soins de ceux qui en furent les plus ardents sectateurs.
    Les rapports humains, grâce à l’avancée de la pensée dont 68 a été l’un des moments forts, sont devenus, on l’avouera, paradisiaques. Chacun peut en juger par lui-même. S’il n’en est pas convaincu, il suffira à notre sceptique de contempler le paysage (“mobilier urbain”) qu’offre une rue piétonne le dimanche après-midi… Cette lamentable vacuité vernaculaire c’est la cartographie de son imaginaire, celle de ses rêves, imaginée pour lui, avec son accord enthousiaste.   
    Par rapports humains, il faut entendre, évidemment, ceux qui régissent les individus sur les lieux de leur travail (Qu’est-ce qui rend l’homme humain ? Réponse : le travail !) et ceux de la consommation (Qu’est-ce qui fonde l’individu ? Réponse : ce qu’il achète !). Ils sont, désormais, paradisiaques ou pour le moins abondamment lubrifiés. “Beaucoup de patience… trois tonnes de vaseline… éléphant encugule fourmi.” Ce qui est nouveau, pas prévu au programme, même par les pachydermes qui n’en reviennent pas d’une telle aubaine, c’est que les fourmis en redemandent. Car, bien entendu, rien n’a véritablement bougé, l’oppression en place est toujours en place, mais elle est, dorénavant, autogérée par les opprimés, persuadés que ce sont les masochistes qui tiennent le manche, que chaque fois que le rat décrit telle figure imposée dans le labyrinthe, c’est lui qui oblige l’expérimentateur à lui donner à manger.
    Ne pas croire, non plus, que ce que Jacques Attali voit comme un progrès, le seul possible lorsque l’on ignore ce dont il peut accoucher, s’obtiendra forcément dans l’assentiment démocratique indolore.
    Citons, pour mémoire, quelques-unes des données que notre futurologue patenté voit comme l’avenir radieux, pour peu que la couche d’ozone tienne le coup : le nomadisme généralisé, nouvelle baudruche conceptuelle à base d’ordinateur portable, de téléachat et de jogging hebdomadaire (que l’on peut aussi envisager, dans sa version sous-prolétarisée, comme la perpétuelle errance de foyer d’accueil en restaurant du cœur) ; le métissage, soit en réalité la pasteurisation de toutes les identités et de tous les goûts dans un bouillon biologique commun ; l’instabilité, ce qui veut dire, en bon français, la stabilité garantie pour Attali et consorts et la porte à la moindre incartade pour leurs naquets.
    Pour avoir une idée assez proche de ce à quoi ce jardin des Délices pourrait s’apparenter, il suffit d’imaginer un univers où dans un décor conçu par Daniel Buren chaque titulaire d’un contrat de qualification dialoguerait en Espéranto sur Internet avec Christine Ockrent à propos du dernier opus d’Alain Minc (un C.D Rom interactif scénarisé par Philippe Labro) sous l’autorité de l’hologramme de Jean Marie Cavada tout en sirotant une sangria teutonne assortie de surimi batave. De cet infernal paradis nous ne sommes pas si éloignés qu’il semble. Ça nous pend même au nez !
    Quant aux éternels mécontents, aux laissés pour compte, on parlera, à leur propos, de : “poches de résistance”, “dysfonctionnements résiduels”, “archaïsmes locaux”, “dialogues à renouer”, “arthrite sociale” ; dans cette marmite aux sorcières, on jettera pêle-mêle les amateurs de corrida et les chasseurs de palombes du sud de la Loire, les S.D.F. l’été à Tarbes et La Rochelle et tous les trop voyants tourteaux d’un temps ancien que l’on confondra volontairement avec les pédophiles de l’Escaut et les populistes irréductibles.
    Pour les abrutis totaux, ceux qui ne comprennent rien à rien, même à ce qu’ânonnent les psycho-pédagogues d’I.U.F.M. il restera, une fois la réserve d’anxiolytiques épuisée, la bonne vieille schlague, la bonne vieille réalité d’avant-hier, à leur usage exclusif, pas virtuelle un brin, celle du coup de pied au cul et de la marginalisation obligatoire. Faut pas déconner ! La patience n’a qu’un temps… serait-elle celle d’Attali dont on connaît les limites tout entières pavées de travertin.
    Pour ne pas laisser le lecteur sur une impression fâcheuse, ne pas désespérer Billancourt, couvert désormais de résidences semi-luxueuses et la jeunesse qui est l’avenir de l’humanité, convenons que 68 fut également autre chose. Quoi ? Quelque chose qui échappe, mais qui, je parle en connaissance de cause pour l’avoir vécu, était du domaine du sensible. On ne sait pas trop… il ne faut pas se laisser aller aux sentiments, aux souvenirs qui sont sentimentaux et mélancoliques… un renversement gai des polarités, une commune sans guère de violence , une resocialisation démocrate et libertaire éphémère (Resocialisation parce qu’éphémère ou éphémère parce que resocialisation ? C’est une question qu’il faudrait se poser et dont la réponse n’est pas sans intérêt pour l’avenir).
    On ne peut pas dire ce que ça aurait été puisque cela a échoué, par la faute de l’appareil des partis et des bureaucrates syndicaux, mais on peut, en revanche, faire dériver de cet échec les échecs successifs de la société actuelle dont le pôle sénile serait Mitterrand et le pôle juvénile les Inrockuptibles.

De la trahison

Toute leur génération est irresponsable et malade. Regardez où ils ont mené le monde. Mais si on leur dit de réfléchir à ce qu’ils ont fait d’eux-mêmes, de leur vie, de leurs enfants, ils se défilent tant qu’ils peuvent, puis ils se mettent à pleurer.

Nina Berberova

Personne ne comprend vraiment la parabole du fils prodigue, surtout pas le fils soumis. Enfin, merde ! Il a toujours obéi, il s’est toujours conformé, tout ça pour que l’autre enfoiré, qui n’a rien trouvé de mieux que de se rouler dans le stupre et la fornication, savoure le veau gras , alors qu’il a toujours dû, lui, se contenter d’un plat de lentilles à midi et d’une assiette rase de soupe à la grimace le soir, souffrir les récriminations perpétuelles, les continuelles vexations. C’est un comble ! Le monde à l’envers…
A priori, on le comprend, c’est pas la peine de se tuer à la peine, de s’échiner sans trêve ni repos s’il suffit de revenir la queue entre les jambes dans la maison du père pour rafler la mise in extremis.
    Le public, lui aussi, siffle le ratagasse qui remporte l’étape au sprint sans avoir pris un seul relais ; il n’empêche que l’empaffé empoche la prime, l’air modeste, certain que les spécialistes apprécieront la ruse à son juste prix : celui de la victoire.
    Le fils soumis est un couillon. Il est incapable d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte et les femmes plus salopes ; il est de ces chiens qu’il n’est nul besoin d’attacher, de ces gregarios abrutis qui ne peuvent s’empêcher de prendre le relais quand celui qui les précède s’écarte et il ne comprend surtout pas que le retour du fils prodigue est le meilleur garant de l’ordre passé, présent et à venir. S’il revient, c’est qu’il n’y a pas d’utopie viable, rien de possible en dehors de ce qui existe et qu’il s’appliquera, désormais, à son tour, à ce que tout soit comme avant. Pour toujours.
    Le père ne pardonne rien, il ne préfère pas, comme il semble aux niais, l’un de ses fils à un autre, il n’est pas question pour lui ni de bienveillance ni d’amour ; ce qu’il aime c’est qu’on lui obéisse, que l’on reconnaisse définitivement son autorité ; ce qu’il préfère c’est l’Ordre. Et la meilleure preuve de l’ordre sera toujours un désordre qui cesse. Cela vaut bien le sacrifice d’un veau en regard des veaux, vaches, cochons, couvées dont le kibboutz s’enrichira sous peu.
    Il n’est pas de moment où l’autorité ne jouit davantage que celui où elle se rétablit, un État n’est jamais aussi fort que lorsqu’il nourrit en son sein ce qui agit contre lui.
    On aborde ici, le lecteur astucieux l’aura deviné, les rives où il est question des renégats, des ex, des traîtres et des apostats. Ce sont des régions peu ragoûtantes et celui qui veut en traiter en sort rarement grandi. Lorsque l’on remue la merde, il est difficile de ne pas en conserver comme une odeur.
    Le public, lui, adore ça, c’est un brouet piteux qu’on lui sert à intervalles réguliers et dont il aime le goût de faisandé qu’il laisse sur ses babines.   
    Si nos élites dénoncent ces bas instincts… Voici ! Gala !  “T’as vu Claire Chazal a du bide…  Dalle se drogue… Stéphanie est cocue…”, elles s’y engouffrent, pour leur part, sans pudeur lorsqu’il s’agit de leurs phares et de leurs balises. L’obscénité des auteurs de telles ordures et l’indécence de leurs lecteurs peuvent donner des haut-le-cœur, on ne peut rien y faire, se vautrer dans la charogne est la passion des chiens, c’est leur nature.
    Il n’est rien de plus proche du renoncement à soi que ce mouvement ordinaire qui pousse les gens à penser que fréquenter la célébrité rejaillit sur soi et sa médiocrité. Les “vedettes” sont toujours plus petites qu’on ne les imagine, un peu minables en définitive, si bien que l’on finit, lorsqu’on les croise, par se demander ce que l’on pouvait bien leur trouver auparavant ?   
    Je n’ai pas, pour ma part, le fond idolâtre , je nourris, à l’égard des premiers de la classe, le solide complexe de supériorité des cancres. Ce n’est pas moi qui achèterais les reliques, les grigris, les mascottes, le bout de tissu qui a touché le corps de Sainte Thérèse de l’enfant Jésus cousu de fil rouge sur l’image pieuse. Je n’ai d’admiration que pour la beauté, l’intelligence et le talent, je n’en ai donc aucune pour July, Castro, Geismar, Sollers et consorts.
    Mon petit libelle ne pourra donc, en aucune façon, se confondre avec celui de Guy Hocquenghem. On sent trop dans Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary le ressentiment d’un amoureux déçu qui m’est étranger puisque je n’ai pas eu le loisir d’éprouver un quelconque sentiment envers les girouettes qui se prennent pour le vent dont il est question dans cet opuscule vengeur.   
    Je n’ai jamais fréquenté ces gens ni cherché à le faire, si cela s’était produit nos relations, je le pense, ne se seraient pas éternisées. Que nous ne nous soyons jamais rencontrés est tout à mon honneur, même si cela ne m’a coûté aucun effort. Je passais mon temps, à l’époque, avec Alain Simoës (poids mi-mouche), Rabah Khaloufi (poids mouche, arabe et qui portait le drapeau de la représentation française aux Jeux Olympiques de Munich sans que l’on parle, à son sujet, d’intégration, de beurs et autres saloperies racistes), Alain Moustrou (poids léger), José Torrès (poids super-léger), Daniel Durandeau (poids welter), Luis Angulo (poids mi-lourd) et je ne le regrette pas, bien que cela ait certainement nui à ma carrière intellectuelle. Cet intermède sportif allié à une alimentation saine et à la pratique régulière d’une sexualité matrimoniale m’a, l’air de rien, évité les discussions byzantines sur la nature réelle du prolétariat, les analyses emberlificotées des conditions nécessaires et suffisantes au déclenchement d’un soulèvement armé en Haut-Poitou, les votes à main levée d’un soutien sans faille au terrorisme palestinien et au Kampuchea démocratique réunis et les différentes libérations à l’essai à cette époque. Ce n’est pas négligeable, même si ma carrière pugilistique n’a jamais atteint les sommets que je m’étais promis.
    Peu importe, en définitive que Serge July soit gras et vulgaire ; s’il était mince et distingué, Libération serait-il différent ? Que Bernard-Henri Levy soit puissant ; s’il était misérable, ses positions philosophiques seraient-elles plus justes  ? Qu’André Glucksmann (chanteur) ait voulu rayer l’URSS de la carte, allié pour la circonstance avec Yves Montand (philosophe). Que Régis Debray commette toutes les erreurs qu’il ne faut pas commettre ; s’il ne le faisait pas, qui donc les analyserait, ensuite, avec pertinence et incarnerait, ainsi, le prototype de la conscience malheureuse éternellement bernée ? Peu importe même qu’un tel louvoie de l’intégrisme veule au situationnisme tiède (il est assez malheureux pour en avoir le droit), un quel entre les écueils du pacifisme béat et ceux du bellicisme à tout crin, suivant le gré des modes ou les positions que leurs engagements successifs peuvent leur procurer. Peu importe encore qu’un architecte chargé de rendre les banlieues supportables aux prolétaires soit infoutu de dessiner une remise à outils, qu’un expert économique international ait souscrit à des analyses délirantes qui auraient, logiquement, dû le déconsidérer lors de son premier entretien d’embauche. Tout cela n’est fait que pour amuser la galerie et réduire l’Histoire qui nous gouverne aux histoires que l’on nous raconte.
     On pourra toujours objecter un fils de résistant à un fils de collabo, un fils de prolo à un fils de grand-bourgeois, un suicidé à un satisfait et ce jusqu’à la fin des temps. Il n’existe pas  de grille psychologique qui puisse enfermer les adeptes massifs d’une idéologie semblable, et l’on s’épuiserait à vouloir l’établir.
    Les retournements des ex-gauchistes sont aisément explicables, on n’ignore pas que les anciens domestiques font les pires patrons, que les parvenus manquent, plus que les héritiers, de compassion envers leurs parents restés dans la débine, que le dompteur adroit gave ses fauves de tournedos Rossini jusqu’à ce qu’ils souffrent de dyspepsie. Qu’ils aient été des jean-foutre explique l’impudeur avec laquelle les contestataires les plus bruyants se sont empiffrés de prébendes et de mousse de saumon (avec ses petites baies au caramel mou et ses trois vinaigres) aux banquets des sous-préfectures, celle avec laquelle, après avoir touché le capital de leur adhésion, ils réclament les intérêts de leurs reniements. L’exercice du pouvoir est, aussi, affaire d’attitude, il est des styles dont certains ne pourront jamais se réclamer puisque la notion de style leur sera toujours étrangère.
    Il faut se montrer, soi-même, dans cette occurrence, d’une délicatesse que l’on ne soupçonne pas. Ce n’est pourtant pas l’envie qui manque de dénoncer les pitres et les pitreries, mais l’on a vite fait, si l’on s’y laisse aller, de se confondre avec ceux que l’on désire combattre. La démonstration manque, de ce fait, de précision, mais l’on se doit de ne pas céder à la facilité de l’ad hominem, sans se refuser, pour autant, de temps à autre, le plaisir de l’ad personam. Comme, de l’autre côté de la barricade, tous les coups bas sont permis, on se retrouve dans la situation paradoxale de devoir ne pas être aussi cruel qu’on le devrait, alors que l’on sera, forcément, dénoncé comme l’enculé de service. À montrer tant d’élégance, qui restera illisible au vulgaire, on gagne la seule estime qui compte : celle de ses pairs. On pourra vérifier, pour l’occasion, que cela ne fait pas grand monde…
    Il y aurait bien un moyen de se priver de ces récriminations régulières sur ce que sont nos camarades devenus, ce serait d’avancer qu’en réalité ils n’ont, tout simplement, pas changé.     Ce qu’il faut retenir de 68 c’est qu’il n’a pas été fait par ceux qui s’en réclament, mais contre eux. Il est assez comique de constater que les plus intégristes, les plus sourds à tout examen critique de cette époque sont ceux qui en étaient les plus éloignés. Il n’est pire inquisiteur que le tardivement converti.   
    Par quel retournement, et pour servir quels intérêts, “l’héritage” de 68 a-t-il été confisqué par ceux qui n’y ont pas participé  ou campaient alors sur les positions les plus absurdes, se croyant les acteurs de l’Histoire alors qu’ils n’en étaient que les figurants ? Il est assez facile de le deviner. L’épisode maoïste, sûrement l’un des plus grotesques  auquel il ait été donné d’assister pour l’intelligence, a été, dans une forme dévitalisée, l’équivalent du terrorisme en Italie. Il a servi en France au gouvernement de droite à rétablir l’ordre, à récupérer graduellement tous les avantages concédés à la classe ouvrière lors des accords de Grenelle et à jeter les bases de l’Union de la gauche qui a réussi lors de l’exercice de son pouvoir à vider la gauche de tout sens.
    Vues sous cet angle, s’éclairent d’un jour nouveau les déclarations a posteriori de Jean Schiavo : “Diriger une boîte, c’est la même chose que diriger la GP du Nord. De l’audace, de l’audace !” Ou de Roland Castro : “Mao m’a appris le business.” Le gauchisme, comme autrefois le scoutisme , a servi à la formation de nos élites. Bien évidemment, seuls les chefs de patrouille et leurs fidèles seconds ont été habilités à mettre en pratique au service du Capital ce qu’ils avaient appris lorsqu’ils croyaient lutter (à mort) contre lui. Ce qui est important pour les uns, c’est d’apprendre à commander, ce qui est important pour les autres c’est d’apprendre à obéir. La piétaille est devenue pas grand-chose ou rien du tout… C’est selon ! Elle n’avait pas beaucoup d’existence, il est normal que l’on n’ait pas remarqué sa disparition.
    Le fonctionnement des groupuscules gauchistes peut presque parfaitement se décalquer sur celui des sectes. Si l’on remplace le Mandarom par Pol-Pot ; le Messie par un Conducator quelconque ; les Saintes Ecritures par le petit livre rouge  ; les mandalas par la faucille et le marteau ; les élus par l’avant-garde ; le nirvana par la révolution réalisée ; le clergé par une quelconque Securitate ; les mortifications par les sacrifices ; la confession par l’autocritique ; les sourates au moulin à prière par les slogans scandés, on se rend compte que les homothéties sont trop nombreuses pour être fortuites.
    Tout cela n’est pas aussi absurde que cela semble à des esprits qui restent encaqués dans le religieux et qui souscrivent aux bouturages tératologiques actuels, surgeons de ce temps : Trotsky sur Zen, Toros sur Torah (et pire encore), qui ont pris la suite des anciennes croyances tombées en désuétude…
    Le militant se devait d’abdiquer tout ce qui le fondait comme sujet, abandonner famille et amis, changer, quelquefois, d’identité et d’apparence , tout sacrifier pour se soumettre : d’abord au chef, représentant autoproclamé de la divinité, ensuite à des intérêts supérieurs qui n’étaient, comme la religion, que de l’idéologie hyper-concentrée.
    Comme ces moines-là devaient être des moines-soldats, il leur fallait joindre le goût prononcé de l’exercice de la violence à la cilice. Tout le rutilant attirail machiste se voyait donc convoqué pour l’occasion, les moins familiers étant les plus fanatiques et les moins doués les plus assidus. Avoir fait partie du service d’ordre d’un quelconque groupuscule dans les années 60-70 est encore une distinction dont on peut se glorifier entre soi, comme les blaireaux de leur service militaire dans les commandos de marine.
    Mon beau-frère, qui s’apprêtait à renverser le fascisme au pouvoir sous Pompidou depuis la cave de l’échoppe qu’il louait avec son fidèle lieutenant Jean-François Lepetit , avait ainsi fait l’acquisition d’une carabine à air comprimé avec laquelle, lorsqu’il ne pleuvait pas, ils s’entraînaient au tir dans le jardinet attenant et passé en quelques mois sa ceinture orange de judo au prix de nombreux hématomes et d’entorses à répétitions dont il souffre toujours.
    Encore heureux, le côté demi-sel de l’entreprise vint la sauver des dramatiques effets qu’elle aurait pu occasionner, mais il n’empêche que le fond était là et que peu de ces maroufles, pourtant friands d’autocritiques et de mortifications, portent un regard critique sur cet ubac de leur personne qui pourrait les inquiéter à juste titre. Ils s’en louent encore pour la plupart… Leurs réunions d’anciens combattants qui n’ont, tant mieux pour eux, que fort peu combattu sont en tout point symétriques de celles des authentiques vétérans du 6° R.P.I.M.A., “la Jeune garde” braillée remplaçant “de Montezuma jusqu’aux rivages de Tripoli”… ”C’était le bon temps ! Tu te souviens ?” On n’en sort pas de la visqueuse nostalgie, miroir au tain taché de leur narcissisme ; seuls les accessoires changent qui la font croire d’une autre nature que celle qu’exploitent Arthur et Dave (Samedi c’est karaoké !).
    Bien sûr, suivant la bonne vieille division du travail, la piétaille faisait la piétaille et prenait les coups , les généraux observant la progression de leurs troupes depuis des fortins plus retirés.
    Peu importe ! Il faut, après tout, que jeunesse se passe et prenne de l’exercice, ce n’est pas le plus gênant. Ce qui l’est davantage c’est la deuxième hypothèse que j’avance dans les paragraphes précédents : les ex-gauchistes sont toujours les fachos qu’ils étaient déjà.
    Il faut ignorer, à leur propos, la prophétie sans risque d’Eugène Ionesco : “Dans vingt ans, vous serez tous notaires !” (est-ce pire que de mourir académicien ?), mais ne pas oublier ce dont les menaçait Lacan : “Vous voulez un maître ? Vous l’aurez !”
    Précisons, qu’en réalité, ils l’avaient déjà.

Des générations

Ils prenaient leurs souvenirs pour des droits.

Rivarol

S’il faut, toujours, avoir présente à l’esprit la notion centrale de trahison, à propos de ceux qui ont eu vingt ans en 68, il faut, aussi, garder en mémoire le fait qu’ils s’en réclament encore, encombrant avec impudeur le paysage de leur nauséabonde droguerie intellectuelle. Alors que le thème de la trahison est à la fois éphémère : on trahit sa jeunesse pour s’établir, et sempiternel : vieillir est notre destin, celui de la jeunesse éternelle réalisée par les baby-boomers est plus original puisque c’est la première fois dans l’histoire que l’on voit une génération continuer à avoir l’exclusivité de l’immaturité et de son exercice, alors même qu’elle n’est plus en âge de la pratiquer.
    C’est de cet étrange coup de force que découle la diabolisation forcenée de tous ceux qui procèdent à une analyse critique du passé, plus particulièrement du passé qui fonde l’éternelle jeunesse de ces adolescents bientôt en pré-retraite : le rock and roll, la libération (des mœurs, des femmes, etc…) et, bien entendu, Mai 68.
    Immédiatement taxé de “révisionniste” , tout iconoclaste ironisant sur la barricade en présence d’un ancien combattant de Sotteville ou du Bignon-sur-Maine sera, obligatoirement, dénoncé  comme “jeune”, donc comme concurrent. Le supposé “Trou du cul Doc’ Martens” sera donc nié, primo : en tant qu’individu ayant voix au chapitre, suivant le procédé en usage depuis toujours : la vieillesse comme argument imparable, deuxio : en tant que jeune, puisqu’il ne correspond pas – suivant le critère abusif de l’ancien combattant -, à ce que doit être la jeunesse dont les valeurs sont définitivement du côté de ceux qui en ont fait, les premiers, une valeur en soi …
    “Vous les jeunes… Vous êtes vieux !” Passez muscade ! “Tu verras quand tu auras mon âge !” et puis ensuite : “Tu ne seras jamais jeune !”  Malle des Indes… Anneaux chinois, poudre de Perlimpinpin…
    C’est la première fois qu’une classe d’âge défend sa position d’aînée en se prévalant des valeurs qui lui sont, forcément, étrangères puisqu’elles lui ont été confisquées par la nature depuis belle lurette…
    “La jeunesse est un état d’esprit”, on n’a jamais aussi souvent entendu  cet éculé lieu commun que depuis que la jeunesse est devenue la propriété exclusive de quelques-uns. Comme le vieux est malin (Il a fréquenté, jadis, la dialectique et pratique le sophisme sans émotion apparente) et qu’il est prévoyant (Les scissions groupusculaires l’ont familiarisé avec le double voire le triple jeu), il a même procédé, à l’avance, à la critique du jeunisme, pour ne pas se voir objecter cette réalité incontournable : “Moi, peau fraîche ! Toi, collagène ruiné !” par ceux qui seraient à même de le faire sans discussion possible.
    Il est d’ailleurs à déplorer, pour les auditeurs de ces objections sempiternelles qu’elles s’expriment sur le mode monotone qu’il est d’usage de pratiquer depuis la nuit des temps : “De mon temps ! Tu peux pas savoir !” accompagné des soupirs et des branlements de tête d’un air entendu ordinaires.
    On voit donc la nécessité vitale pour les auteurs de ces pseudo-réfutations de maintenir des icônes qui ne puissent jamais être profanées. Mai 68, que cette génération, pour l’essentiel de ceux qui la constituent, revendique fallacieusement fait partie de ce qui ne peut être contesté ; le seul fait de l’avoir vécu constituant un privilège qui décerne automatiquement un certificat infalsifiable de révolutionnaire.
    Cette affirmation suivant laquelle ceux qui ont eu vingt ans en 68 seraient, sans examen, dépositaires de la modernité éclaire d’un jour nouveau les multiples volte-faces dont ils nous ont régalés. Être gauchiste en 68, c’était moderne donc juste, être fan de Bernard Tapie vingt ans plus tard, c’est juste donc moderne. C’était moderne avant parce que c’était moderne, c’est moderne aujourd’hui puisque c’était moderne hier.
    C’est toujours la même classe d’âge qui confisque la modernité des autres ; il n’y a qu’une seule génération estampillée “moderne” : la leur. Cela permet de conserver le pouvoir en mentant sans relâche et sans examen possible.
    Peu importe qu’entre-temps la manière de percevoir Mitterrand, par exemple, ait subi un virage à 180°. Pour mémoire : politicien souple en 68, tout juste bon à se réfugier sous une porte cochère pour ne pas s’en prendre plein la gueule lorsqu’il a voulu s’y frotter ; homme politique, dépositaire des valeurs sacrées de la gauche ensuite ; Pharaon grotesque durant son agonie ; ignoble phénomène d’édition depuis.
    Les ex-gauchistes passant d’une opinion à l’autre, d’un mysticisme à une idolâtrie, reprochent, à présent, à ceux dont l’analyse n’a pas varié d’être de droite et, pourquoi pas – le ridicule ne tue plus depuis longtemps -, d’extrême-droite. Peu importe, dans ces conditions, que le journal Libération d’émanation de la Cause du peuple soit devenu un succédané quotidien en noir et blanc de n’importe quel hebdomadaire néo-libéral en couleurs ; que les valeurs qu’il soutient soient passées par toutes les nuances assorties à la couleur du temps ; qu’il fasse preuve, chaque jour, d’un même opportunisme puisque c’est, en effet, le caméléon qui pourrait servir de blason aux ex-gauchistes qui se portent sans réfléchir à la tête de chaque pseudo-événement et qui explique leur manque total de consistance. Leur soumission à la mode  les désigne, plus que tout autre, au mépris des êtres conséquents, jeunes ou vieux, qu’ils soient bien ou mal engagés.
    La cosmétologie moderne a beau faire des progrès chaque jour , la grâce reste, plus que jamais, l’apanage de la jeunesse et la vieillesse ne peut se décider à se rabattre sur ce qui lui reste : l’élégance. Elle ne peut, alors que les émeutiers ne bandent plus à coup sûr, se résoudre à ranger au vestiaire ses vieilles défroques : santiags, Perfecto, décolleté, frange giratoire… Yves Simon, Bernard-Henri Levy, André Glucksmann, Philippe Sollers, vieilles poules à dancings ouverts l’après-midi… Jack Lang ! Jack Lang ! Jack Lang !
    Ne pas risquer de paraître ringard tourne, dans leur cas, à l’obsession. La stratégie du baby-boomer sénescent ? Rester, coûte que coûte, branché en permanence confine, comme toujours, en la circonstance, au ridicule. Le vieux con, qui n’a jamais pu, par ailleurs, se poser en parent donc en adulte, exhibe les mêmes aspirations (factices) et les mêmes intérêts (postiches) que ses enfants ; et l’on peut voir, sous les regards narquois des teen-agers, de vieux déchets se ruiner les coronaires en poursuivant des régimes qui leur sont formellement interdits par les spécialistes. Tout, y compris l’infarctus en gigotant la trans-Goa-jungle et le post-techno-Rap, la casquette à l’envers, la mycose Reebok, plutôt que de dégringoler du cocotier mollement secoué… Car, aujourd’hui, s’il n’est pas chômeur en fin de droit ou en préretraite, celui qui détient le pouvoir, l’exerce ou en est le salarié, a plus ou moins l’âge qui lui aurait permis de s’inscrire aux Comités Vietnam de base. À tel point que si ce glorieux ancien combattant devait remonter la rue Monge avec ses anciens camarades devenus ses collègues de bureau, il lui faudrait le faire en scandant : “Nous sommes tous des Suisses allemands !”
    Instinctivement, le soixante-huitard perçoit que le jeune qui est soumis, mais sournois, n’a qu’une ambition : le balancer par-dessus bord, lui et tout ce qu’il représente. Il perçoit même, confusément, que le jeune perçoit confusément qu’on lui raconte des conneries et que s’il se révoltait, il ne serait autorisé à le faire que sous l’autorité de ces révolutionnaires par nature.
    Il est curieux de constater que, depuis que les valeurs professées dans les années 80, dont l’homme en plein démon de minuit a profité à fond la caisse, se sont définitivement effondrées, s’ébauche une soi-disant radicalisation qui remettrait le social au centre des préoccupations idéologiques et intellectuelles. Il est encore plus surprenant de voir autour de quelle anode se polarise cette resucée suspecte. Le stalinisme, au sein du Parti communiste, le socialisme au sein de la gauche étant définitivement déconsidérés, comme aux beaux jours du mois de Mai, on voit d’ex-staliniens et d’anciens socialistes se démarquer de leurs anciennes attaches, brandissant la turlutte d’une éventuelle refondation de la gauche extrême au vu et au su de tout un chacun. Tenter, surtout, de déconsidérer les seuls qui ne se soient jamais déconsidérés et essayer, à toute force, de mettre hors-jeu, en les calomniant, les libertaires, les autonomes et les esprits libres qui ont toujours échoué puisqu’ils n’ont jamais daigné partager l’Olympe avec les enculés qui squattaient son sommet.
    Il faut voir, aussi, comme cela, la dénonciation promotionnelle du quarteron d’andouilles d’ultra-gauche (sic !) égaré dans le révisionnisme et l’anti-sémitisme, comme si cela dédouanait, du même coup, les ex-staliniens – qui retrouvent en cette occasion leur style de procureur et de balance –  des crimes qu’ils ont refusé de reconnaître, un demi-siècle durant ; de leurs rapports étranges avec leurs collègues ès horreurs et de leur propre anti-sémitisme qui n’était pas vraiment, à ce que je sache, piqué des hannetons.
    Nous baignons là dans le quantitatif dans ce qu’il a de plus ignoble, les turpitudes de l’un sur le plateau de la balance, les barriques de sang qu’a fait verser l’autre pour faire équilibre… Chacun, dans ce cas, finissant barbouillé à la colique et la plus grande gueule faisant la malle avec la bourriche.
    Ces manœuvres d’arrière-officines des minuscules lobbies ex-gauchistes réfugiés dans l’édition, les médias et la publicité se reconstituant in extremis sur le dos des hommes libres n’ont qu’un seul but : reprendre le leadership idéologique d’un “mouvement” pressenti comme imminent, par tous ceux qui se trompent toujours, au nom d’une légitimité autoproclamée qui n’aurait été en rien entamée par tous les torticolis qu’ils ont infligés à leur conscience.
    Ce serait reparti comme en 68 ! Après la nouvelle philosophie, les nouveaux romantiques, le socialisme à visage humain, le tout culturel, les cyber-hippies, les coups de fric… la world-music… le métissage et le transversalisme… l’avant-garde célébrant Valmy… l’ambiguïté reine… l’aérobic : retour du radicalisme en habit de soirée !
    Exit la forclusion ! On peut de nouveau se préoccuper de la misère, pourvu que ce soit à la même douzaine de beaux esprits et de belles consciences que les attachées de presse téléphonent afin de faire preuve de sollicitude à l’endroit des misérables. Encore exposés, pour la circonstance, à l’admiration du peuple béant d’admiration comme son petit coco qu’on casse… et ses couilles avec !   
    La posture est sans grand risque à l’abri des rédactions, des écrans nocturnes, des comités de lecture, des clubs de prospective… à l’ombre des résidences secondaires… au bord des piscines…
    Pour ne pas se voir jugé, partir dans la mauvaise charrette pour les fosses communes, il faut, fissa ! se refaire une virginité. La populace est aveugle et revancharde, c’est là son moindre défaut.
    Camouflés derrière la francisque et les S.I.C.A.V. ? Surprise ! La faucille et le marteau…     
    “Des gages ? À droite ? J’ai ! À gauche ? J’ai ! Félonies ? Il n’y a que l’embarras du choix ! Palinodies ? Treize à la douzaine ! Désaveux ? Reniements ? Contorsions ? Spécialités de la maison ! Renégats ? Vendus ? Donneuses ? Laps ? Relaps ? Judas et dix de der ! J’ai ! J’achète ! Je prends ! J’ai ! J’ai ! J’ai !”
    “La queue de rat qui me sort de la gueule ? Passait là par hasard ! Fallait résister ? Dites-moi où, quand, comment ? Barricades ? Pillages ? Soviets ? Pogroms ? De suite ! Les aristocrates à la lanterne ! Qu’on me donne un bureau et je réquisitionne ! Impec boulot ! Garantie décennale ! Le dernier enculé néo-libéral pendu aux boyaux du dernier sous-secrétaire de multinationale ! Souvenirs, souvenirs ! Ça me revient ! Comme par miracle ! C’est comme le vélo… Bourreau ! Bingue ! Tueur ! Épurateur ! Saint Just ! Béria ! Guépéou ! Ça ne s’oublie pas !”
    La volonté ne manque pas… ni les dons.   
    Ce sont de si incroyables revirements que je me demande si, cette fois, tout ce bastringue est bien crédible… Si nous allons, tous en chœur, entonner la rance rengaine, adhérer à vos nébuleuses valeurs. Les petits jeunes connaissent la chansonnette (et les vieux de la vieille aussi)… Ça fait une éternité qu’ils vous voient renoncer, trahir, avaler des vipères et boire le venin au goulot. Vous êtes leurs profs, leurs parents, leurs chefs… Faut vous faire à cette idée, les U.D.R., les Debré (Louis), les Aragon (Michel), c’est vous ! En plus miteux… sans même une grande histoire à brandir sous leurs narines pour les épater.
    Vous n’avez pas beaucoup d’imagination. Ça sent le rougi ? Alors, le futur 68, vous le voyez comme le 68 passé. Macache ! C’est un fantasme périmé de croire que vous allez revivre votre jeunesse à moindre frais pour peu que vous brandissiez vos états de service supposés. Macache bono ! Si ça décarre, ce sera au moment où vous vous y attendez le moins. Ces affaires sont toujours évidentes rétrospectivement, à la lueur des analyses…
    Je peux me tromper… comme Louis XVI : “Aujourd’hui, rien.” Viansson-Ponté : “La France s’ennuie …”, me coller le doigt dans l’œil jusqu’au tréfonds du fond, mais si cela advient, ça risque d’advenir par surprise et sous des formes surprenantes, en douce ou même… Jamais !
    Pour l’instant, une seule chose est sûre, s’il y a un nouveau 68, il se fera contre ceux qui ont fait 68.
    Et qui l’ont manqué.

Du situationnisme en général et de Guy Debord en particulier

La pire violence n’est pas forcément loin de la plus complète des résignations

(et vice versa).

Georges Picard

Et la lumière fut.”
    C’est ainsi que Cécile Guilbert décrit son ravissement dans un petit livre : Pour Guy Debord , collection l’Infini.
    On se souvient de Paul Claudel foudroyé par la révélation divine au bas d’un pilier de Notre Dame et de la Sainte Thérèse du Bernin ; à la lueur de ces deux précédents mystiques, on imagine la scène : Cécile Guilbert, dans des flots de plis de Pleats, transpercée – extatique – par un rai de lumière , à la renverse, la gorge offerte, l’ancellure lombaire aggravée par un strapontin, dans cette salle de cinéma du quartier Latin où elle vient, contre toute attente, d’avoir la révélation .
    Les dieux ne choisissent pas leurs théistes ni les idoles, leurs fervents… Puisque ce n’est pas de leur faute, on pourrait avoir quelque indulgence pour eux tout en en n’ayant aucune pour leurs zélateurs pâmés. Ce serait manquer de la cruauté recommandée dans ces cas-là… La saga du situationnisme et de sa cohorte d’ersatzs est suffisamment fertile en comportements idolâtres pour que l’on se demande si l’attitude des situationnistes ne provoquait pas, pire, ne créait pas volontairement cette vénération en tout point contraire à l’irrespect radical qu’ils professaient pour les idoles.    
    La carrière de Guy-Ernest Debord a, peut-être, davantage qu’à l’élaboration d’une pensée radicale, été consacrée à la sculpture du socle sur lequel lui, Guy-Ernest Debord, contemplerait l’avenir pour l’éternité.
    Ayant encore quelque intérêt pour ces théories qui ne doivent pas être abandonnées sans examen critique et pour les individus qui les ont élaborées , je risque fort de paraître confus en tentant de démêler le faisceau d’intuitions et de jugements entrecroisés qui suivent. J’adopterai, pour ce faire, un semblant de rigueur chronologique. Cela aura l’intérêt de faire entendre qu’il n’y a pas un Debord, mais des Debord, tout au moins des périodes dans la pensée de Debord et que l’on ne peut aborder le personnage par les chemins qu’il a bien voulu baliser à l’usage de ses thuriféraires et qu’ils n’ont rien eu de plus pressé que d’emprunter, s’égarant ainsi où l’on voulait les perdre, terrorisés par la statu(r)e du Commandeur et à l’idée de se voir consumés par les feux qu’il pouvait déclencher.
    Il faut, pour cela, remonter jusqu’à des époques où même les parents des Inrockuptibles, qui encombrent le courrier des lecteurs de Télérama, n’étaient pas nés. Debord a commencé sa carrière après-guerre dans les mouvements d’avant-garde fortement influencés par le surréalisme. C’est dans des publications sous l’empire de ce qui n’est déjà plus qu’un cadavre que seront publiés les premiers textes de Debord. Dans celles également qui tournent autour du Lettrisme, mouvement marqué jusqu’au ridicule par la dévotion grotesque portée à son Messie autoproclamé : Isidore Isou.   
    Pour la bonne suite des opérations, il n’est donc pas inutile de se souvenir que Debord n’a connu que des pratiques groupusculaires étranges et marginales mais, surtout, dogmatiques et sectaires. Que sa façon de se comporter vis-à-vis de la postérité et son œuvre cinématographique doivent beaucoup à Isidore Isou et qu’il a commencé sa carrière comme artiste (et pas des meilleurs)… Immédiate après-guerre : comment faire de l’art après Auschwitz ? D’accord ! Mais aussi : comment faire de l’art lorsque l’on est maladroit comme un cochon ?
    Dans ses films Debord n’utilisera presque aucun plan qu’il ait filmé, c’est-à-dire imaginé ; seul le montage et le commentaire sont de son fait, et encore, le style en est-il, presque en son entier, emprunté. 
    De cette frustration à construire une œuvre autonome est, peut-être, né le calcul de faire se confondre l’art et la vie, l’ambition déclarée de construire sa vie comme une œuvre d’art.
    Cela, au moins, Debord l’a réussi, non pas que sa vie soit plus  admirable que n’importe quelle autre, mais il est parvenu à ce que l’on ne puisse pas la considérer autrement, alors même que c’est de son impuissance à être un artiste véritable qu’elle est née. C’est un exploit qui en vaut un autre, mais c’est un exploit artistique. Cela en limite, forcément, la portée politique.
    Fermement tracée dans ses thèmes et dans la manière de les aborder, la partie centrale de l’œuvre de Guy Debord s’élaborera au sein de l’Internationale situationniste, pour atteindre son acmé en 68 et s’en détacher ensuite après l’autodissolution de l’IS en 1972.
    Les premières années, les situationnistes, bien que n’hésitant pas à être extrêmement critiques envers l’art et les artistes ,  ont encore un intérêt marqué pour l’art. Même s’ils appellent sans cesse à son dépassement, à sa réalisation, ils ne comptent parmi eux presque que des artistes ; ils n’hésitent pas à participer à des manifestations artistiques, seraient-elles extrêmement marginales, serait-ce pour les dénoncer en tant que telles ou tenter de les dynamiter de l’intérieur.
    Ils emploient à l’égard du milieu culturel la méthode bien connue de la terre brûlée, insultant tout le monde, surtout ceux dont ils sont les plus proches, s’autoproclamant avant-garde de l’avant-garde. C’est le genre qui passe ou qui casse. C’est aussi une stratégie de concurrence répertoriée qui n’aura pas, dans leur cas, de résultats immédiats probants, mais qu’ils pourront toujours revendiquer, a posteriori, comme un patrimoine.
    Si l’on examine les résultats, en revanche, on court le risque d’être déçu. Les réalisations plastiques ne seront jamais à la hauteur des intentions déclarées et si l’on compare les cartographies de Martin, “détournements” du Pop-art, les “anti-tableaux” de Michèle Bernstein avec les œuvres de Rauschenberg ou même avec celles, pas très fameuses pourtant, de Nicky de Saint Phalle, on est bien obligé de constater qu’à l’aune artistique ce sont les prétendues victimes qui l’emportent, et de loin…
    Pour ce qui est de la littérature, la compagne de Guy Debord, s’est risquée, au début des années 60, à deux “détournements” qu’elle voulait commerciaux de Sagan et du Nouveau roman. Si on les parcourt, il s’avère que, non seulement, le soi-disant détournement ne subvertit que pouic, mais, ce qui est pire, ne dépasse jamais ce qu’il méprise dans le fond et qu’il croit ridiculiser dans la forme. La lecture de ces deux ouvrages n’est, d’ailleurs, pas sans intérêt puisque les clés en sont claires. Ils donnent une idée assez fidèle des rapports entretenus au sein du couple Bernstein-Debord, des aventures qu’ils vivaient, des risques qu’ils couraient, des “situations” qu’ils “construisaient”, des “ambiances” qu’ils “créaient”. En réalité, Tous les chevaux du roi et La Nuit décrivent les figures rebattues de la bohème petite-bourgeoise des années 50, de la tiède libération des mœurs en usage en son sein et tracent timidement les trois côtés étriqués de l’adultère. Tout cela semble, aujourd’hui où n’importe quel charcutier-traiteur a fumé un pétard et trompé sa copine au camping des 3 canards, d’une audace assez terne, d’une hardiesse très modérée, même si on peut y trouver un côté rétro attendrissant. Ce qui, à mon avis, n’est pas l’effet recherché.    Un mot en passant du détournement  qui sera l’un des modes “subversifs” d’expression du situationnisme… Sa pratique devait affoler le spectacle en son entier, faire s’effondrer les faux-semblants du Capital. Il faudrait, à l’examen de ce qu’il en est advenu, revoir ce pronostic à la baisse. Le détournement est devenu l’un des modes d’expression privilégié d’icelui, tout particulièrement dans deux de ses secteurs de pointe : la télévision et la publicité. Le détournement, le décalage, la parodie, la dérision, le second degré sont les sempiternels modes d’expression d’un discours, dont le moins que l’on puisse dire, est que son but n’est pas de subvertir quoi que ce soit, mais bien de maintenir un ordre tout entier soumis à la marchandise. Le progrès étant que ceux qui en sont les cibles s’en réjouissent comme si cette connivence était la preuve non d’une aliénation supplémentaire, mais d’une des quelconques supériorités qu’ils s’attribuent. “Je suis drôlement fortiche !” “On ne me la fait pas !” Fortiche, mon cul ! Pendant que le baron te distrait on essore ton Eurocard…
    Plus encore, le détournement s’est fait le complice éhonté de la confusion et de la manipulation, il est, chaque jour davantage, l’instrument des dominants, le moyen civilisé trouvé pour maintenir les dominés dans les limbes de la non-pensée. “Là où la dérision s’exerce elle n’a plus de raison d’être, là où elle ne s’exerce pas, elle est impuissante à le faire”, comme disait l’artistocrate qui en était revenu…
    Plus on feuillette avant les numéros de la revue de l’Internationale situationniste, plus ce qui concerne l’artistique (sinon le culturel) disparaît, pour se voir recouvert par le théorique, tiède parce que encore sous l’influence de Mariën et Scutenaire chez Vaneigem, froid et hyperhégelien pour Debord ; de ces deux lignes, une seule se devait de subsister, ce sera celle de Debord.
    On aura beau, à bon escient souvent, se défendre de Guy Debord et de ce qu’il écrit : “théorie du complot”… “paranoïaque” , “hermétique”… ce qui est dit dans la Société du spectacle est encore opératoire ; presque toujours, d’ailleurs, repris – dans un autre style – du jeune Marx ou de l’école de Francfort. Peu importe ! Le succès de ses thèses viendra, hélas ! du style qu’il emploie, du côté définitivement vaincu de celui qui a tout compris… “On a tout compris !” C’est lorsque l’on a tout compris grâce à une explication monomaniaque (le prolétariat, le marché, le spectacle, la mondialisation, la pensée unique, le virtuel) que l’on est le plus proche de n’avoir rien compris du tout  ; victime de ce qui, en définitive, s’apparente au sacré… Encore lui !
    Alors que 68 est, à ce que l’on colporte sans vraiment le vérifier, la vérification de la justesse des thèses situationnistes, que longtemps après le reflux de 68 les quelques situationnistes survivants continueront à radoter sur ce qu’il y avait de révolutionnaire en 68 sans accepter de voir ce qui ne l’était pas suffisamment et, surtout, d’examiner leurs responsabilités dans l’affaire, 68 est, en réalité, l’échec et le commencement de la fin du situationnisme en tant que théorie révolutionnaire.
    Qu’est-ce donc que le situationnisme a raté en 68 ? Rien moins que sa liaison avec un prolétariat dont il se gargarisait “théoriquement” et dont les éléments avancés devaient, par je ne sais quelle incarnation magique, réaliser le situationnisme. Pour faire une révolution il faut, je le crains, que chacun sache, dans son coin, manier autre chose que des concepts ou l’Opinel entre les dents. En spontanéistes conséquents, mais aussi en héritiers d’une certaine idéologie “libertaire” (Cobra, Dubuffet en art, les anarchistes en politique), queue de la comète du romantisme noir, les situationnistes ont été enclins à surévaluer la conscience des révoltés et à exalter le pillage. Fascinés par ce que les classes dangereuses produisent de plus dangereux, ils ont eu tendance à idéaliser les voyous et la violence qu’ils exercent sporadiquement, en oubliant que le lumpen constitue le groupe humain dont la violence peut se renverser le plus aisément, que la pègre est volontiers, par proximité, mais aussi par goût, l’auxiliaire privilégié de la police, qu’Horst Vessel pouvait être, à la fois nazi prototype et proxénète conséquent .
    En s’enfermant au Quartier latin ; en réalisant leurs rêves adolescents : dériver librement dans le quartier de leur jeunesse libéré ; en rêvant les yeux ouverts comme on le fait sous l’emprise de la boisson, les situationnistes ont réalisé leur petit orgasme germanopratin et laissé filer leur projet révolutionnaire. Les nostalgiques parlent encore à leur propos comme de ceux qui ont écrit les plus beaux slogans de Mai 68 sur les murs du Quartier latin, comme si la Révolution était un concours de poésie qui se disputerait entre la Sorbonne et le Panthéon.   
    Ils nous l’avaient assez répété : ils ne fréquentaient pas n’importe qui, surtout pas le peuple, ils ne buvaient pas avec tout le monde… Il ne s’agissait pourtant plus là d’être – seulement – ivre entre soi, il fallait abandonner, pour de bon, son statut d’avant-garde, il fallait se perdre et cela, les situationnistes ne le voulurent ou ne le purent pas .
    C’est pas demain la veille qu’on leur pardonnera.
    La période qui suivit 68 : celle du grand reflux, des impasses où les meilleurs se cognaient et les pires s’abîmaient croyant ouvrir de nouvelles voies ; de la désillusion à la mesure de l’illusion, fut aussi confuse pour l’I.S. que pour n’importe quelle organisation gauchiste. La conscience malheureuse d’avoir à la fois vécu et gâché un moment privilégié de l’Histoire ; le refus de considérer ses erreurs en la matière ; l’impossibilité de faire son deuil ; la gesticulation a posteriori et la mise en scène mal théâtralisée du passé proche qui n’avait, peut-être, été qu’un songe, aboutirent à la fin de l’I.S. et pour ce qui est de Guy Debord au matin d’une nouvelle époque qui s’achèverait, logiquement, par son suicide.
    La grande affaire des années qui ont vu le succès médiatique de Guy Debord a toujours semblé aux pro-situs purs et durs (Purs de quoi ? Durs d’où ?), toujours en retard d’une échauffourée, la signature du “pape du situationnisme” chez Gallimard et non ce qui était écrit dans les livres qu’il y publiait. Il est vrai que l’on ne peut demander à personne de savoir lire à la fois les journaux et les livres.
    Bien sûr, le dernier numéro de l’IS se clôt sur une correspondance avec Gallimard où Claude et Antoine sont traités de  “raclure de bidet”, “fils raté de votre père”, “merdeux”, “bête et malheureux” et que l’affectueux petit poulet se termine ainsi : “On t’a dit que tu n’aurais plus jamais un seul livre d’un situationniste. Voilà tout. Tu l’as dans le cul. Oublie-nous.”
    Vœu pieux, le capitaliste n’oublie rien et peut passer sur n’importe quelle insulte s’il en tire un quelconque avantage , Debord n’étant plus situationniste, adoncques, le contrat peut se signer… ”parfaitement libéral”. Faut-il s’en réjouir ?
    La radicalité que l’on exige des radicaux, on l’exige rarement de soi-même. A trop la réclamer à ceux que l’on adule et que l’on hait, on ne réclame jamais qu’une seule chose : qu’ils meurent ! Après, les faux-culs pleurent. “On ne se serait pas douté”… “C’était pour rire !” Ces aficionados devraient pourtant savoir que ceux qui déclarent la mort au monde tel qu’il est risquent leur vie, que ce qu’ils tentent, ils ne peuvent, pas même, pour leur part, le cul au chaud sur le coussin, l’envisager. Alors, qu’ils ferment leurs gueules ! Leurs sales gueules  de derrière les barreras.
    Les temps avaient, certes, changé, “la redoutable révolte de mai” n’était plus qu’un lointain souvenir, les craquements que les situationnistes avaient cru entendre parcourir les articulations du squelette poreux de l’État étaient depuis longtemps inaudibles aux tympans les mieux exercés , leurs prédictions apocalyptiques sur l’imminence d’un renversement des dictatures démocratiques avaient fait long feu, mais personne n’attendait que Debord n’en tienne aucun compte. Après tout, il n’y a guère que la technique qui progresse constamment, le progrès… Ça va, ça vient !
    Les avantages acquis en 68, non seulement avaient été récupérés depuis longtemps, mais avaient pratiquement disparu ; une restauration politique va toujours de pair avec une régression sociale et vice versa. Les avantages entr’aperçus, n’en parlons pas, plus personne ne s’en souvenait. Et beaucoup furent surpris que Debord ait renoncé à les envisager.
    La seule instance capable de renverser le monde ancien : le prolétariat, avait disparu de la prose de Debord dont, en revanche, le style faisait de plus en plus référence à la grandeur et en définitive au mépris s’éloignant, du coup, de celui qu’auraient pu apprécier les révolutionnaires d’aujourd’hui. La distance qu’il avait prise et qu’il semblait vouloir maintenir était à chaque fois plus infranchissable au vulgum pecus. Debord en collection blanche ne se souciait plus d’être compris sans, pour autant, renoncer à être admiré.
    Le prolétariat disparu, les drapeaux rouges soigneusement pliés, les drapeaux noirs jetés sur les catafalques des héros morts, la dialectique debordienne devenait aussi virtuelle que celle d’un quelconque Derrida. A bien l’examiner et à constater le renoncement qui marquait son discours, il ne restait plus du bel édifice que des ruines et en lieu et place de l’orgueil de les avoir édifiées, la mélancolie de s’y promener et la satisfaction morose de les faire visiter.
    Bien pire que de “frivolité” c’était de “décadence” qu’il était question, et l’on voyait ainsi se déployer le discours réactionnaire de celui qui prétend avoir connu une époque où les hommes étaient humains, l’air respirable, et où les fruits de la terre avaient le goût des fruits ; qui, sachant ce que vivre veut dire et connaissant les bonnes adresses, peut encore “tirer son épingle du jeu”.
    L’ancien conspirateur blanquiste devenait rien de plus qu’un esthète désenchanté qui savait vivre bien, serait-ce au prix des quelques concessions toujours nécessaires en ce cas, au milieu d’une foule qui vit mal, qui se saoule au beaujolpif et se cultive en s’abonnant à France-Loisirs.
    Il avait aussi, il est vrai, découvert entre-temps le bon vieux principe de réalité, celui qui régit les gens de peu d’envergure et de cruauté moyenne ; un peu à la façon, que je ne souhaite à personne, de Mick Jagger à Altamont… Il est des gens que l’on peut insulter tout à loisir sans risque : Renaud, La Farandole, Loiseau et la Pensée Sauvage, Kiejman et Manchette. Les autres ? Faut faire gaffe, pas trop faire le mariolle avec les gangsters si l’on ne veut pas se retrouver avec du plomb au bon endroit dans un parking en sous-sol. Les mecs pas fins ont une caractéristique gênante : ils sont pas fins et la Correspondance peut rarement leur être opposée avec succès.
    De cette époque date une certaine bienveillance, un certain souci d’équanimité, on voit Debord reconnaître à l’un de l’intelligence, à l’autre du jugement  ; sa hauteur, qui est bornée, comme chez tous ceux qui en font l’axe de leur pensée, par le ridicule et la suffisance, se fait, par instants, bonhomme. Ses admirateurs s’en montreront déçus tout en se régalant des insultes convenues adressées à ceux qui en sont les habituels destinataires dont Sollers constitue, à peu de frais, le prototype puisque c’est le rôle  qu’il tient dans la société du spectacle qu’il fait mine, par ailleurs, de dénoncer.
    Est-ce parce qu’il y avait peu d’idoles crédibles à cette époque ? Est-ce que Debord redevenu artiste, donc inoffensif, n’inquiétait plus ? Toujours est-il que son succès mondain, du Monde à Télérama en passant par Art Press, devint considérable, décuplé encore par la stratégie qu’il avait élaboré : n’apparaître jamais nulle part pour être présent partout. Des apôtres extasiés, ex-totalitaires revenus de tout sauf du totalitarisme  erraient dans les corridors de la critique mal salariée en psalmodiant ses louanges ; caudataires tardifs ils apprenaient par cœur des passages entiers du saint homme et de son catéchisme le plus récemment paru : acte de foi, de charité, d’espérance et de contrition ensemble, et puis… On ne sait jamais… Les spectateurs du second cercle un peu plus ignorants auraient pu croire qu’ils avaient inventé les mots qu’ils ne faisaient que répéter… Ils en seraient, enfin, sortis grandis.
    J’avancerai une autre hypothèse… plus incertaine… plus littéraire… plus romantique… Elle a l’intérêt d’être moins éblouie et plus risquée.
    Les situationnistes n’ont jamais manqué de s(p)ectateurs enthousiastes, une grande partie de leur énergie était dépensée à s’en défendre et à les repousser, mais plus on repousse le désir de l’hystérique plus l’hystérique vous désire. Le sort de Guy Debord fut pire encore ; l’adoration portée à une organisation est abstraite et divisée, concentrée sur un seul elle devient insupportable. Boirait-on beaucoup de vin et de bière de bonne qualité.
    Guy Debord redevenu artiste devait, comme tout artiste qui se respecte, “mettre la peau sur la table”, il ne lui restait donc plus qu’à fredonner, au lieu du chant des volontaires du bataillon Lincoln :

Il y a une vallée en Espagne qu’on appelle Jarama
    C’est un endroit que tous nous connaissons trop bien
    C’est là que nous avons perdu notre jeunesse
    Et aussi bien la plus grande part de nos vieux jours

le chant des gardes suisses qui ouvre le Voyage au bout de la nuit :

 Notre vie est un voyage
    Dans l’hiver et dans la nuit
    Nous cherchons notre passage
      Dans le ciel où rien ne luit

    Il n’a pas manqué de le faire, il a même trouvé le passage… Dans la spirale d’apories dont il était l’épicentre, c’était la seule sortie envisageable, le Witz qui sidère, l’issue du labyrinthe.
    Tous ceux qui l’idolâtraient avec l’inconscience des idolâtres l’enfermaient chaque jour davantage dans ce cercle funèbre. Le monde qui disparaissait dans la nuit, c’était la nuit qui gagnait sur lui. Son vertige.
    La bête gagne du terrain à chaque passe qui fait se lever les arènes. Et lorsque l’on est une figura, plus la corne avance plus il faut y aller voir de près. Jusqu’à l’estocade qui est l’instant où le maëstro qui s’engage risque le plus la corne et celui où le public l’aperçoit le moins.
    Et prendre plus de risques encore, jusqu’au dernier, c’était prendre celui de faire produire Guy Debord, son art et son temps par Canal +, la chaîne dont le spectaculaire intégré est le fonds de commerce. Personne, surtout pas les nigauds, ne s’est rendu compte que la mort était, alors, la seule issue ; que cette fiction mélancolique puisque l’art et la vie y sont définitivement réunis allongés côte à côte dans leur tombeau en acquerrait la dimension qu’elle ne possède pas, pas plus qu’aucune autre, voudrait-elle être totale. Guy Debord, son art et son temps, ne peut plus être regardé autrement qu’en sachant que son auteur s’est tué juste avant que son œuvre ne soit montrée au public, sans sa bande-annonce publicitaire.
    Le plus surprenant est que Debord ait réussi à tromper jusqu’à ses proches, qui n’ont pas davantage compris la feinte que ses niais (télé)-s(p)ectateurs, c’est encore là un effet de style assez grandiose. Le lecteur de roman ne voit pas où l’auteur veut le mener, que dire, alors, de ceux qui ne se rendent pas compte que le roman s’écrit dans le réel ; que c’est un jeu de rôle qui peut mal tourner pour peu qu’il ne s’agisse ni de “jeu” ni de “rôle” ?
    Le public de la projection de Guy Debord, son art et son temps était celui de la société du spectacle concentrée, à quelques exceptions près tous ceux et toutes celles qu’il haïssait et à l’adoration desquels il ne pouvait échapper ; le fin du fin étant de laisser supposer à chacun qu’il était le seul à l’avoir compris et, comme de juste, son unique héritier. C’était, en réalité, le public d’un vernissage : des dindons et des pintades qui assistaient, sans le savoir, à ce dont ils étaient responsables et coupables : un meurtre. À ce qu’ils désirent sans fin…
    Il y a beaucoup d’égalité dans le monde et beaucoup de signes d’égalité, mais il y a peu d’égaux. J’ai la prétention d’être l’un des seuls avec Gil Wolman  à avoir perçu l’exacte dimension de sa mort et d’où elle venait. Contre Dieu, on ne peut que perdre.
    Gil Wolman en était triste.
    J’en suis innocent.   
    Gil Wolman est mort.
    Le reste – le patrimoine – est l’affaire des veuves et des orphelins.
    Moins que rien.

AUJOURD’HUI

Ohé les jeunes ?
Il n’y a donc plus de mecs ?
Il faut une équipe
Nous avons les capitaux […]
Il nous faut un médecin, un homme adroit de ses mains
Un bourreau, un pétomane
Un homme de lettres,
Un flic, un musicien
Nous avons déjà un poète et un boxeur

Blaise Cendrars

De l’abandon de l’explication de texte et des quelques inconvénients qui en sont découlés.

 Toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée

par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage.

Joseph de Maistre

D’après un rapport officiel diffusé par le département américain de l’éducation, près de la moitié des Américains sont illettrés. Ce qui veut dire que la moitié de la population des États-Unis se trouve exclue des emplois les mieux payés (si l’on excepte : maquereau, chanteur de rap, revendeur de drogue ou sportif de haut niveau), à moins que ce ne soit du monde du travail même.
    Pourquoi donc, si ce n’est que le gouvernement américain a fixé le taux de chômage et de sous-emploi des années à venir à 50%  ? Par d’autres modes de calcul, l’Allemagne a prévu 38%.
    Il n’est pas certain que nos performances soient plus brillantes que celles réalisées aux États-Unis ni notre avenir meilleur que celui de l’Allemagne, il est, en revanche, assuré qu’elles tendront à s’en approcher, qu’un homme illettré sur deux est le taux que se sont autorisé les gouvernements actuels pour pouvoir mener le monde à leur guise, qu’ils mettront tous les éléments en leur pouvoir pour atteindre ce résultat et, pourquoi pas, le dépasser.
    Lorsque ce genre de problèmes est évoqué , il est d’usage soit de le minimiser soit d’en rendre responsable le secteur concerné au premier chef : l’éducation, et ses méthodes. Le système d’enseignement de la lecture n’est certes pas hors de cause, mais il n’est pas, que je sache, indépendant du gouvernement qui lui donne ses instructions et lui vote ses crédits. À moins d’évoquer je ne sais quelles nouvelles conditions climatiques qui rendraient désormais les individus incapables d’apprendre à lire et à écrire, il faut bien avancer que la volonté politique tend à imposer à la moitié de sa population l’analphabétisme et ses conséquences. Pourquoi ? Parce que les conditions d’existence modernes que le capitalisme contemporain a prévues pour ses administrés le nécessitent.
    Tout ce qui se décide politiquement en ce qui concerne l’éducation s’assimile, dorénavant, à une entreprise générale de destruction de la culture et à la gestion de l’ignorance. Il s’agit de ne pas apprendre aux enfants ce qui était considéré, jusqu’il y a peu, comme les connaissances en dessous desquelles l’homme ne pouvait accéder à l’humanité. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de leur désapprendre à vivre humainement, qu’il faut les empêcher d’acquérir un statut qu’ils n’auront pas lieu d’exercer malgré les protestations énergiques qui suivent toute publication des chiffres, comme par miracle en hausse, du chômage qui ne feront, bien entendu, qu’augmenter, à la mesure du soin que l’on mettra à les faire diminuer.
    Si l’on considère les progrès de la technique, un homme sur deux sans emploi semble, d’ailleurs, un chiffre plutôt généreux pour assurer les jouissances que plusieurs milliards de sous-hommes procureraient à deux cents familles et à leurs rejetons. Nous n’en sommes pas aussi éloignés que cela si, dans ce décompte, on inclut pour une fois le tiers-monde qu’il est d’usage, d’ordinaire, d’exclure d’office.
    Pour nos dirigeants, le prochain but à atteindre semble donc être une tiers-mondisation de l’Occident, un sous-développement branché sur un développement. Si la situation n’est pas encore aussi désespérée, il faut garder présent à l’esprit que plusieurs indices se font jour, qui nous indiquent que la tendance générale est celle-ci et que les conditions de réussite de cette entreprise sont désormais réunies.
    Ce que j’énonce sur le ton que les naïfs croient être celui de la provocation, d’autres, plus au fait de la réalité, l’avancent en toute tranquillité. Ainsi, Arne Naess, mentor de la deep ecology  pense qu’une population mondiale de 100 millions d’âmes pourrait satisfaire à la fois les intérêts des humains et des non humains ; Jean Brière, personnalité des Verts français, déclare à propos des enfants du tiers-monde : “Il y a des données prioritaires : ou ils crèvent, ou ils ne viennent pas au monde.” Le prince Philip, duc d’ Edimbourg, féroce démocrate, président de la World Wild Fund International, déplore qu’il n’y ait pas “de gardiens de l’humanité pour éliminer le surplus de population” comme il en existe, par exemple, dans les réserves d’éléphants pour supprimer les excédents .    
    Ne pas croire, bien entendu, que l’illettrisme touche exclusivement les couches les plus basses de la société. L’entreprise, pour être efficace, se doit de contaminer tous les secteurs, en particulier ceux qui ressortissent du “culturel”. Il n’est pas mauvais pour que son triomphe soit définitif que les secteurs qui en étaient préservés, par leur nature même, soient atteints. La mauvaise littérature, le patois journalistique, le volapuk de nos élites politiques, l’inculture des cultivés sont, pour ce faire, mobilisés dans leur ensemble.
    La même étude que celle citée en début de chapitre fait état de 4% d’étudiants du secondaire se situant au plus bas niveau de l’illettrisme. Il n’a pas fallu que je fasse preuve d’une mauvaise foi bien tenace pour illustrer cet état de fait, juste que j’ouvre le journal Libération le jour où j’écris ces lignes (9 décembre 1996). On peut y lire sous la plume d’un certain Philippe Rochette, pas plus mauvais que la moyenne de ses collègues : “A Bordeaux, l’équipe de France était rentrée sur le terrain avec l’air d’un condamné, tant on l’avait jugée de bric et de broc, défaite déjà par les forfaits. À Paris, de ces blessés, seul Merle était rétabli. La masse de l’auvergnat gigantesque porte certainement à conséquence, mais pas au point de peser si lourd sur la confiance de ses coéquipiers. C’est que les français avaient déjà payé pour voir, une semaine avant. Le match donc s’engagea vivement, car il n’y avait plus de victime résignée. Dans les intentions, on voyait que le XV de France faisait un vainqueur possible face aux champions du monde.” Ce qui ne veut rien dire ou presque, sinon que la pratique d’une langue correcte n’est plus utile à ceux pour qui son usage est essentiel.
    Quelques semaines plus tard (29 janvier 1997), on pouvait lire dans ce même quotidien (qui nous servira, dorénavant, de référence dans le domaine du charabia tonitruant) sous la plume de François Devinat : “Pelotonnée dans son petit appartement parisien touchant le ciel, Anne Lasserre monte la garde sur Anne Lasserre devant celui qui lui soutire sa vie comme un nouveau CV. Son air ronchon et son physique de garçonne invitent à négliger la femme pour mieux saisir ses mots francs du collier décochés entre deux regards obliques.”
    Cette succession de pataquès, de mastics, de liaisons-mal-t-à-propos ne ravage pas que la forme, elle facilite les altérations du sens, volontaires ou pas. Citons un exemple tiré une dernière fois de Libération  (17.1.1997) ; dans un éditorial intitulé : Respirer, Gérard Dupuy écrit : ”Rien n’indique que la pollution urbaine, d’été ou d’hiver, ait connu un aggravement  sensible depuis une vingtaine d’années. Mais la sensibilité à la pollution, elle, a fortement augmenté […]”, alors que le préfet du Rhône vient d’interdire aux camions la traversée de Lyon et que les indices de pollution battent tous les records. Gérard Dupuy, pour sa part, plus au fait de ce qu’il en est “réellement”, soutient que ce n’est pas l’air qui est irrespirable, mais bel et bien nous qui respirons mal. Comme je ne connais pas Gérard Dupuy, il m’est difficile de décider s’il écrit des conneries parce qu’il ne sait pas écrire ou parce qu’il a un intérêt à le faire. Le mieux étant, pour trancher, de ne rien décider et de ne pas le lire.   
    Le lecteur moyen qui affronte avec indignation cette növ-langue en néo-graphie serait plus indigné encore s’il savait qu’elle est améliorée, autant que faire se peut, par tout un secteur  possédant encore les rudiments de la technique, chargé de rendre la catastrophe moins voyante. S’il lui était possible de déchiffrer la version originale des éditoriaux, des best-sellers et des prix littéraires qui sont proposés à son admiration, il se rendrait compte que la situation est proche du désastre et que la langue qu’il pratique est, désormais, obsolecente.
    On s’indigne régulièrement de ce que des titulaires de diplômes universitaires se retrouvent sans emploi et bénéficient d’aides sociales prévues pour le lumpen prolétariat, mais l’on s’interdit d’avancer que toutes ces peaux-d’âne sanctionnent des carrières de cancres involontaires dont le savoir n’aurait pas été sanctionné, il y a peu, par un certificat d’études primaires.
    C’est à ce moment qu’après l’anathème “réactionnaire”, toujours bienvenu en la circonstance, qui n’est en rien un argument d’autorité, l’éventuel contradicteur de débat télévisé vous rétorque que ce que vous avancez est un argument d’autorité ne portant sur aucune donnée objective. Malheureusement et pour autant que le scientifique ne soit pas soumis à caution, on peut opposer à ce contradicteur sur mesure les résultats d’une étude comparative effectuée en 1995 qui consistait à faire repasser à trois mille collégiens le certificat d’études des années 20.
    Il y a tout à craindre des conditions dans lesquelles s’est déroulée cette expérience, mais l’on peut raisonnablement penser que toutes les précautions possibles et imaginables ont été prises par ses promoteurs pour que les résultats de l’Éducation nationale d’aujourd’hui enfoncent ceux obtenus par les hussards noirs de la République hier. C’est l’inverse qui s’est passé.
    L’interprétation des résultats a, bien entendu, donné lieu à des contorsions dialectiques du plus bel effet : “Dans les disciplines traditionnelles , le niveau s’effondre. Mais les enfants d’aujourd’hui ne possèdent-ils pas des connaissances plus utiles pour cette fin de siècle.”   Dans un article du Nouvel Observateur (29.2-6.3.1996) Pierre Saget, secrétaire national du Comité national des Programmes, après une entrée en matière fracassante : “Qui serait capable aujourd’hui de passer sa thèse en latin comme on le faisait en 1900 ?”   avouait : “[…] Nous avons, par exemple, raté l’apprentissage de l’écrit à l’école primaire.”
    Rien que ça !
    Tout ceci avant une conclusion tonitruante où l’imbécile salarié se demande s’il ne fallait pas “[…] réserver l’enseignement de la grammaire aux lycéens, voire aux universitaires”, mais affirme sa volonté de ne pas relâcher l’effort sur “[…] la conjugaison et l’orthographe”. Qui n’ont rien à voir, on le sait, avec la grammaire. De semblables couillons, propriétaires de prestigieuses affectations, auraient été, en usant de tels arguments, recalés à n’importe quel examen de rhétorique du début du siècle, même s’il s’était passé en français véhiculaire.
     Dans cet encadré fameux, où tout serait à citer, et dans lequel Pierre Saget tape perpétuellement en touche sans jamais la trouver, notre technocrate laisse échapper une explication possible des résultats désastreux dont il est, administrativement, responsable : “Rien n’a été plus pernicieux que l’expression dite spontanée, en vogue dans les années 70.”
    Et qui donc a été chargé de la mise en place et de l’application de ce mode d’apprentissage – ne parlons pas, pour l’instant, d’idéologie -, si ce n’est la génération de ceux qui ont eu 20 ans en 68 et qui s’en vantent encore ?
    L’immense majorité des étudiants contestataires de 68, qui l’étaient, en réalité, fort peu, s’est retrouvée employée par l’enseignement, le secteur socio-culturel et socio-policier, et a été l’instrument crédule de cette politique de collaboration de classe, comme il y a eu en 40-45 une politique générale de collaboration dont leurs parents ont été les instruments…    
    Le Capital en 68 avait besoin de cette nouvelle couche d’intervenants, celle qui réclamait à cor et à slogans la démocratisation de l’université ; ces futurs diplômés d’I.U.T. ; ces cadres secondaires qui forment la néo-petite-bourgeoisie des années 70-80-90 ; ces aliénés ayant vaguement entendu parler du concept d’aliénation, mais peu conscients de la leur, courroie de transmission idéale du pouvoir.
    Le Capital avait besoin de jouer Pompidou contre de Gaulle, le capitalisme libéral-social-démocrate contre le profit immobilier autoritaire grand-bourgeois dans lequel le gaullisme “historique” s’enlisait… le profit à venir n’était plus dans l’édification de la tour Maine-Montparnasse, mais dans le fonctionnement de la F.N.A.C. proche. Cette démocratisation apparente  allait obligatoirement de pair avec une baisse tendancielle du niveau de connaissance “vérifiable”, qui était, à l’époque, de peu d’importance, comparée aux facilités de gouvernement qu’elle inaugurait et aux nouveaux marchés qu’elle ouvrait.
    Résultat des courses : alors que les élèves ne sont pas satisfaits pour autant – ils réclament (les cons !) des connaissances et du respect -, les profs se plaignent. Du moins, ceux ayant encore quelques notions du savoir et de sa nécessaire transmission, car, dès à présent, arrive sur le marché une génération d’enseignants ignorant eux-mêmes ce qu’ils sont censés enseigner.
    Y’a comme un malaise dans l’Éducation nationale… On les méprise (Ne serait-ce pas parce qu’ils sont méprisables ?), on leur crache à la gueule (Que faire d’autre ?), on leur tape dessus (On fait de même sur les distributeurs de capotes en rade). Ils se lamentent, ils protestent par organisations syndicales interposées.
    Dans un article intitulé : “ Qu’est-ce qu’un collé au bac ?” (Le Monde du 20.7.1996), Robert Redeker, agrégé de philosophie, membre du comité de rédaction des Temps Modernes (Ce qui lui donne un titre supplémentaire pour les apprécier), fait le tour de la question en constatant que la notation pédagogique a disparu, remplacée par une “[…] notation administrative (dictée par la bureaucratie ministro-rectorale) et la notation doxale (dictée par l’opinion)”. Comme il ne considère pas, pour sa part, qu’un individu, serait-il agrégé, puisse aller contre son administration, il avoue avoir “[…] fait obtenir le bac littéraire à une candidate au livret scolaire calamiteux, aux résultats désastreux, à l’absentéisme chronique – mais dont j’appris qu’elle attendait un enfant d’un ami envoyé en prison pour quelques mois ; qu’elle avait été expulsée de son appartement début avril, que sa sous-alimentation mettait en danger le développement du fœtus. Au lieu de parler d’Aristote et de Spinoza, notre oral roula sur les techniques du métier de ‘tatoueuse’ qu’elle souhaite exercer, sur l’univers carcéral, la police et la marginalité.”
    En dehors du fait que l’on peut se demander si faire obtenir son baccalauréat à cette malheureuse n’est pas un acte supplémentaire de violence dissimulé sous une apparente bienveillance (Le fœtus se développera-t-il plus harmonieusement si l’utérus de sa mère est bachelier ?), on peut tout bonnement se poser la question : tout cela est-il bien sérieux ?
    Dans un autre article (Le Monde du 11.12.1996), Robert Redeker qui semble dévolu à la contestation institutionnelle de l’institution qui l’emploie résume à la perfection la situation du statut de professeur : “[…] Valet de moins en moins cultivé, […] animateur socioculturel, sommé de se vêtir tout à tour des défroques de l’organisateur de divertissements, du guide de voyages en tous genres, du psychologue, de l’assistante sociale, de l’éducateur, de l’orientateur, du copain et du gendarme.” Celui de l’école : “[…] clone tératologique et bariolé de MJC (dernier paravent cachant l’obscène anti-intellectualisme social) et d’école professionnelle, ou plutôt d’une parodie d’école professionnelle qui trahirait la mission scolaire d’élever l’esprit à la liberté et de le préparer à la politique au point de se donner comme objectif de former la jeunesse à une ignominieuse et aléatoire employabilité.” En passant par les résultats obtenus : […] L’élite se reproduira, plus héritière que jamais, tandis que dans la quasi-totalité des établissements on substituera à la rigueur de l’enseignement une animation socioculturelle aussi sympathique qu’une galerie marchande de supermarché.”
    Soit, en définitive, gérer l’ignorance au plus près des intérêts dominants en maintenant la paix sociale (animation) tout en renouvelant les élites (Louis le Grand).
    Il ne reste plus à Monsieur Redeker qu’à refuser de cautionner une institution  où l’on débute l’apprentissage de sa langue (entre autres chefs d’œuvre signés Lucie Delarue-Maldrus, Paul Vincensini, Pierre Béarn et René Philombe) par l’étude de ce ravissant poème de Raymond Lichet :

Le petit crapaud

Assis sur une prune
Un petit crapaud
Regarde la lune
Qui met son chapeau
Un chapeau à plumes
Avec des grelots
Madame la lune
Rendez-vous sur l’eau
Vous verrez la lune
Avec un chapeau
Un chapeau à plumes
Avec des grelots

    On notera l’étendue du champ lexical et l’imprévu de la chute, mais en ce qui concerne la polysémie, notion autrement importante que la ponctuation dont on constatera l’inexistence dans ces opus fameux, l’instinct puéril devant y remédier, on est libre de préférer Que la terre est belle de Pierre Ménanteau :

Ah que la terre est belle
Crie une voix là-haut
Ah que la terre est belle
Sous le beau soleil chaud
Elle est encore plus belle
Bougonne l’escargot
Elle est encore plus belle
Quand il tombe de l’eau
Vue d’en bas vue d’en haut
La terre est toujours belle
Et vive l’hirondelle
Et vive l’escargot

    Ce qui explique, sans doute, le goût, mais aussi les dons précoces des générations actuelles pour le rap, que l’auteur a qualifié, ailleurs , de  “[…]croisement entre le vers de mirliton et la marche militaire”.

Et vive le serpentaire
Et vive le banc de thon

De la dépression et de son expression

La liberté, c’est de ne rien dire, de ne pas se plaindre, de faire comme si l’on ne souffrait pas,

et ce mutisme garde la distance.

Jacques Chessex

Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire…
    – J’sais pas, moi ! Secoue-toi un peu… Ça ira mieux…
     Voilà ce qui ne fait plus que se dire entre soi, car la figure de notre fin de siècle n’est plus le travailleur, le brahmane, le commissaire ou l’homme libre, mais le dépressif, c’est-à-dire le casse-couilles et la gonzesse.
    Le monde et ceux qui s’en plaignent sans vouloir le changer sont insupportables. On en vient, malgré soi, à souhaiter qu’un vrai malheur advienne pour que cessent ces jérémiades dont on comprend bien la nature et l’origine : le monde tel qu’il est ; mais dont on pressent qu’elles sont devenues l’expression d’une seconde nature. La société les déçoit, on les comprend… Qu’est-ce qui déçoit davantage que la consommation aliénée ? On a tous dans nos souvenirs – c’est la chose du monde la mieux partagée – cette veste commandée par correspondance qui devait changer notre vie et ressenti cette tristesse une fois la Toison d’or enfilée. Quid de la transformation espérée ? Nib de nib ! Nous ne sommes toujours que nous-mêmes, peut-être moins encore. Il n’y a rien de plus décevant que ce que l’on achète qui devait nous distinguer et qui, en réalité, fait de nous ce que nous sommes :  personne…
    Nous aurons beau arborer fièrement comme un signe de distinction (Le portable ! Le portable !) ce qui est le dernier en date des signes de soumission, rien n’y fait, c’est la nature même de l’achat (rime avec crachat) qui marque, mieux que tout autre, la perte de soi. Tout le monde a éprouvé cela, cette minuscule révolte… “Je me suis fait avoir !” Et oui ! Jusqu’à la prochaine fois, jusqu’à ce que le désir se recharge… que l’on veuille de nouveau être relié aux autres (Internet ! Internet !). Demain sera un autre jour… Ce qui me manque, je pourrais l’acquérir.
    Et par quel miracle, couillon ?
    La dépression est à la fois expression et protestation de conditions de vie aliénées. Ce qui est terrible chez le déprimé c’est que la déception ne puisse jamais être formulée mais seulement ressentie, que – jamais – elle ne sera une protestation contre le monde mais qu’elle sera toujours une protestation contre soi ; qu’elle devienne ontologique et qu’elle soit une souffrance.
    Ce qui est terrible c’est que la souffrance ne rend pas intéressant. C’est une terrible injustice, mais la pire souffrance ne peut pas, parce qu’elle est une souffrance, faire de l’art… Elle n’est exemplaire que de la souffrance…
    Le dépressif, pourtant, le voudrait bien. C’est ce qui le hante, c’est ce qui le ronge. Orphelin de l’expression, accro de la culture, il cherche, en vain, le supplément d’âme qui, rajouté à la sienne qui est débile et mesquine, pourrait, à la rigueur, en constituer une potable à montrer le jour du jugement dernier : celui où il passera enfin à Bouillon de Culture.   
    Orphelin de l’expression, soit parce qu’il est trop vieux pour avoir connu durant sa scolarité ces pseudo-matières, dites d’expression, où il aurait brillé de mille feux et qui ont produit des tombereaux d’ordures ; soit parce qu’il regrette le temps où l’institutrice bienveillante se penchait par-dessus son épaule pour admirer ses jolis dessins, ses jolies peintures, les jolis boudins de pâte à sel qu’il étalait. Plaisir enfantin de patouiller dans la crotte dont chacun peut éprouver les délices, lorsqu’il le désire, en purgeant son évier, en débouchant ses armoires ou en désopilant son inconscient.
    Pourquoi on ne s’intéresse plus à lui, alors qu’il continue à s’exprimer dans le secret de son appartement acheté à crédit dont il ne reste plus que peu de mensualités à régler ? Qu’il joue du synthétiseur, qu’il peint, qu’il raconte sa vie à son disque dur ? Cela voudrait-il dire qu’il n’est pas intéressant ? Pas forcément ! Juste que ce qu’il pianote, peinturlure, tapote n’a aucun intérêt si ce n’est sociologique ou alors familial, comme l’album-souvenir que l’on feuillette à la veillée. Pourquoi ? Parce qu’il se confond avec ce qu’il exprime… Qu’il veut s’exprimer pour exister.
    Si l’on a compris ce qui précède, on peut, d’ores et déjà, poser comme théorème : on ne s’exprime autant qu’à mesure de ce que l’on est inintéressant, que l’on peut formuler également comme ceci : on s’exprime beaucoup lorsque l’on existe peu.
    Tout le monde, aujourd’hui, s’exprime, ce qui veut dire que personne ne prend les risques de le faire. La femme, l’enseignant, sont les victimes toutes désignées de ce lamentable syndrome, c’est dans ces catégories que l’on relève le plus de dépression et le plus de goût pour l’expression, puisque les deux sont indissolublement liées, que ce n’est pas l’expression qui soigne la dépression mais que c’est la dépression qui nourrit l’expression dans ce qu’elle a de plus insupportable et de plus insignifiant.
    Les années 80 et le post-modernisme réunis sont arrivés à temps pour employer toutes ces jeunes générations que l’on avait encouragées à s’exprimer depuis le jardin d’enfant. Tout était, désormais, culturel comme tout avait été politique pour la génération précédente. L’art qui avait contaminé dans un premier temps ce qui lui était vaguement mitoyen : bande dessinée, polar, design, musique de variétés puis, de proche en proche, tout ce qui avait de près ou de loin affaire avec une activité artisanale : bijouterie, trapèze volant, haute couture, finit par s’étendre à un point tel que plus rien ne pouvait échapper à la sphère du culturel et que l’on ne puisse jamais être à l’abri de l’inconvénient d’avoir un artiste comme voisin de palier. On voyait même s’élaborer, sous l’égide de spécialistes en “ingénierie culturelle” des théories qui nous semblent aujourd’hui aussi éloignées de la raison raisonnable que l’astrologie ou l’alchimie. L’une de celles qui a sévi avec le plus de succès étant la culture d’entreprise qui recouvrait à peu de choses près le règlement intérieur en vigueur au sein des multinationales ravies de distraire leurs cadres et de les soumettre encore davantage à si peu de frais.
    Chacun participa dans l’enthousiasme à cette euphorie simulée, surtout l’artiste qui ne revenait pas de la formidable embellie qui lui était offerte. Il était jusqu’alors bâti sur le modèle ancien qui avait fait ses preuves depuis le début du siècle : croisement de bohème alcoolisé, d’anarchiste apolitique, d’asocial caractériel, de révolté perpétuel perpétuellement en butte au monde et à sa course. Par nature, il se devait d’être incompris. Lorsqu’il ne l’était pas, il n’avait rien de plus pressé que de faire son possible pour l’être de nouveau sans toujours y parvenir, auquel cas il devenait : Bernard Buffet, Georges Mathieu, Victor Vasarely ou bien César. Son brusque changement de statut le rendit absolument imbuvable , il voulait désormais continuer d’être considéré comme un effroyable terroriste, et la légion d’Honneur avec palmes et étoiles pour l’en récompenser. On n’eut de cesse de lui procurer tout ce qu’il demandait sans que la contradiction ne le trouble vraiment.
    Le paysage devint étrange, l’étrangeté la plus immédiate étant celle de voir des artistes devenir des fonctionnaires et leur production la section artisanale de l’idéologie culturelle d’État. Pour le plus anodin ce furent les sinécures distribuées aux artistes comme autrefois les bureaux de tabac aux mutilés. Pour le plus spectaculaire les commandes publiques accordées à certains comme le sont les adjudications de Travaux Publics. Daniel Buren qui est, bien qu’il s’en défende, l’artiste officiel des années Lang restera célèbre pour la polémique du Palais Royal et les menhirs chounettes qu’il y sema. La polémique fut, comme de bien entendu, sans intérêt en regard de la valeur de l’œuvre qui n’est pas fameuse , serait-elle rapportée à celle de Buren qui n’est pas un décorateur malhabile. Pour le plus comique ce furent ces réjouissances ou des Verdurin cantonales copulèrent à qui mieux mieux avec des animateurs culturels régionaux sous l’égide d’élus locaux ravis de voir la paix sociale s’établir à si bon marché.
    Tout le monde se réjouissait, du spéculateur jusqu’aux critiques d’art en passant par les attachées de presse ; le public, bon enfant comme d’hab’ se gaussait, mais son avis, on s’en torchait, depuis la fin de la Renaissance le populo est béotien.
    Dix ans plus tard tout s’est cassé la gueule. Les Verdurin errent hagardes sous les cimaises désertées, les élus locaux s’étonnent de voir se pointer la cour des Comptes, les critiques d’art sont retournés roupiller derrière leur burlingue où les avaient casé leur parentèle soucieuse de ne pas voir l’idiot de la famille dilapider le patrimoine, les spéculateurs ont revendu leurs tableaux pour acheter des actions de Médecins sans frontières, les artistes victimes d’un redressement fiscal ont sombré dans la mélancolie.
    Tout cela est dans l’ordre des choses, la spéculation intelligente tire les plus grands profits de ces mouvements réguliers de balancier et de la ruine des crédules ; ce qui est plus gênant c’est que l’on voit s’effectuer des retournements où se reniflent de nauséabonds relents. Ceux qui, dans les médias, avaient soutenu tout et n’importe quoi retournent leurs vestes sans doublure et alors qu’ils se faisaient jusque là l’écho complaisant de la plus minable manifestation pourvu qu’elle se présente comme “culturelle” n’ont rien de plus pressé que de répercuter le procès qu’il est, aujourd’hui, recommandé de faire à l’art contemporain . La revanche des minables est rarement grandiose.
    Ce procès est instruit par des procureurs qui viennent des quatre coins d’un horizon nébuleux. Ce qu’ils ont en commun est de n’y comprendre rien et d’être nostalgiques d’un temps où l’art voulait dire quelque chose et le disait d’une manière qu’ils croient pouvoir déchiffrer aujourd’hui. Lorsque ces atrabilaires se réclament d’un art, c’est du plus réactionnaire qu’il se puisse concevoir, ils accompagnent leur dégoût pour ce qu’ils supposent être “n’importe quoi” d’une valorisation stupide du “tout-à-la-main” qui pue le goût pour la transpiration et pour l’échoppe. Depuis Pontormo personne ne sait dessiner (surtout pas Balthus) parce que cela n’a plus d’importance. Il n’existe pas de métiers perdus, mais des métiers que l’on abandonne ; à quoi sert de peindre comme l’on photographie sinon pour montrer que c’est, encore aujourd’hui, techniquement faisable ?
    Le stalinisme et le fascisme ont la même imagerie, la même “idéologie imagée” (Hadjinicolaou). Le Pen rachète, pour l’édification des enfants de ses militants, les bandes dessinées communistes. Même représentation, même morale. “Arno Brecker !” “Paul Belmondo !” “Leni Riefensthal !” “Les épis mûrs et les blés moissonnés !” “Noubas de Kau et Sections spéciales deltoïdes déployés !” “Walt Disney !” “Travail, Famille, Patrie !” “Biceps comack ! Boue aux bottes !” “Le calendrier des Postes suspendu au-dessus du congélateur !” “Buffet Henri II !” “Madapolam !” “Clowns en larmes !” “Papier peint !” “Bonheur inepte !” Voilà ce que l’on veut, scandent les aptères. Pas de problème ! Vous l’aurez !
    Et à l’usage des modernistes, des ex-avant-gardistes, régression oblige : Francis Bacon, la pire tapette décoratrice, Pablo Picasso, les poils sur les bras et la bite inoxydable, la photographie (au moins ça ressemble !), les trucs du Caravage sur support chimique, fist-fucking en petite focale pour épater les puceaux.
    L’art ne veut rien dire, pas plus qu’il ne peut servir. L’art n’a rien à voir ni avec l’aménagement du territoire ni avec les dépliants de syndicat d’initiative, il n’est pas fait pour donner une vision plus claire du monde. Il n’est pas davantage fait pour (leur) plaire. Quant à la bêtise, elle est inattaquable, c’est elle qui exige des patrons pour pouvoir payer les ouvriers.
    En ce qui concerne la littérature, c’est du pareil au même. L’écriture n’est pas plus une pratique thérapeutique qu’elle n’est au service d’une quelconque intégration sociale. L’écriture est, définitivement du côté de la maladie, de la désintégration sociale, de l’infamie et de l’insurrection.
    L’anomie sociale est telle que personne ne sursaute plus au discours d’un imbécile qui se présente, sans se rendre compte du mépris dont il est l’objet de la part de ceux dont il quête l’assentiment comme : “ex-gauchiste et ex-assureur”  et qui se répand là où il est d’usage de se répandre pour affirmer que le roman-noir (feuilleton XIX° abâtardi à la sauce impérialiste yankee assaisonné de fantasmes puérils et de bonne conscience veule, ultime accul d’une forme flapie : le récit…) est le dernier refuge de la subversion littéraire, alors qu’il est le moyen d’expression privilégié des éducateurs spécialisés et des collaborateurs, la fosse septique de toutes les démagogies, le cloaque de tous les renoncements , la vengeance des impuissants, la revanche des lâches…
    Il est vrai que l’on peut avoir une idée un peu plus exacte de ce que Patrick “l’Insuffisance” Raynal entend par subversion lorsque l’on sait qu’il participait (contre quoi ?) à des programmes ministériels ayant pour but avoué l’intégration des jeunes des banlieues par la pratique de l’écriture. L’écriture, moyen d’intégration sociale ? À moi Artaud, Bataille, Cravan, Lautréamont, Vaché ! Tous les crevés, les suicidés ! L’art agent de pacification comme Ménie Grégoire, Dolto mère et fils, Madame Soleil, le club Méditerranée, Madonna, Christine Ockrent… Et puis quoi encore ?
    Je vous vomis bourriques ! Demeurés ! Collectionneurs d’images saint-sulpiciennes pour propagande et tablettes de chocolat ! Mitraillettes en plastoc ! Bacs à sable ! Adjudants de l’imaginaire ! Couillons ! Démagogues !    
    Le polar est tout entier asservi aux lois du genre et aux impératifs commerciaux, entièrement soumis à la pression américaine qui impressionne tant nos scorsonères locaux. À tel point que l’on peut lire des romans entiers où des personnages aux patronymes improbables s’agitent dans des no man’s land rocambolesques dont on ne sait s’ils se situent à Missoula (Montana) ou dans la banlieue de Balma (Haute-Garonne). Le tout écrit dans un style repris de celui de Brice Matthieussent, traducteur adroit des scénaristes qu’il admirent : cow-boys pour épater les couilles molles, qui sortent tout droit des écoles de “creative-writing” dont les méthodes, qui n’ont qu’un seul horizon : “le professionnalisme”, standardisent la littérature comme Mac’Do la nourriture (molle, grasse, sucrée…) et Hollywood l’imaginaire (pareil !).
    Tout le monde, évidemment, voit l’écriture comme une thérapie, un puissant antibiotique et sa pratique jaculatoire et joyeuse. Il existe, pourtant, quantité de contre-exemples qui devraient ramener l’opinion publique à plus de circonspection. Les suicidés ne tirent visiblement pas de leur art les bienfaits qu’en attendent ceux qui ne seront jamais des artistes. La littérature tue, l’imprimerie conserve.
    L’écrivain qui vaut quelque considération est un traître définitif, écrire est l’activité la plus solitaire qu’il se puisse concevoir ; plus encore, c’est vers cet endroit où il sera renié, jusqu’à ce que plus personne ne lui parle qu’il lui faut aller – encore et toujours – jusqu’à ce qu’il se retrouve définitivement SEUL.
    Alors, les jeunes filles qui contemplent l’écrivain d’un air extatique, dont le regard s’allume, la pupille sectaire… “J’aimerais tant faire ce que vous faites ! M’exprimer… Communiquer… Aller à la rencontre des autres !” Désolé de les décevoir, mais ce n’est pas la profession qu’il faut qu’elles choisissent, c’est une autre que l’on peut confondre qui va avec l’existence qu’il faut, vaille que vaille, refuser… Celle des récompenses… des colifichets… des prix… de l’Isorel… Croix d’honneur… coquetèles… Baisouillis de bibliothécaires… Bavouillis des vendeuses… 
    Écrire ne déclenche que la haine… à la mesure de la hauteur où l’on situe la barre… Ce n’est pas la dépression qu’il faut entretenir ni la névrose qui alimente cette chaudière, c’est la folie qu’il faut risquer, sans donner à ceux qui n’attendent que cela le plaisir de vous y voir sombrer.
    C’est comme ça ! 
    Et pas autrement.
    Vous n’allez pas fillette ! fillette ! pour peu que vous soyez anorexique et que vous souffriez de dysménorrhée, sortir de vous-même, vous libérer, communiquer et je ne sais encore quelle autre saloperie up to date, mais vous enfermer, de plus en plus, jusqu’à être seule une fois pour toutes avec ce que vous ne vaincrez jamais  et que vous voulez connaître…
    C’est d’une terrible suffisance d’écrire et de croire que ce que l’on dit est intéressant , de se débattre pour le publier, de montrer l’étron aux foules convoquées pour l’occasion… “Venez voir ! Ça y est ! C’est fait ! J’ai fait ! Comme c’est joli ! Comme c’est bien tourné ! Comme c’est bien moulé ! Et puis ça sent drôlement bon ! C’est maman qui va être contente !” Alors, gaffe ! Il n’est rien de plus lamentable que la suffisance dévoilée.    
    C’est la même crampe, celle qui pousse le nain à se forger de monstrueux ischio-jambiers, l’hystérique à s’acheter des sous-vêtements que personne ne lui arrachera jamais, le refoulé à faire rougir les 16 soupapes et fumer les tailles-basses, qui les démange tous. Ceux qui fréquentent les nobles sphères de l’Art méprisent copieusement ces pauvres types, ces putes vierges, ces rouleurs de mécaniques alors qu’ils sont, en pire, leurs frères de misère.
    Que ce soit sublimé ne rend la névrose ni plus juste ni plus sympathique. Loin de là ! C’est la même impuissance à être qui fait patiner l’embrayage et qui déploie ses chétifs (débiles) ailerons (spoilers) aérodynamiques (qui l’empêchent de marcher) et qui, si on la laissait faire, se transformerait visiblement en ce qu’elle est en réalité : haine et mépris – abjection majuscule – pour tous les autres, ceux qui n’y arrivent pas ou bien que cela n’effleure pas parce qu’ils ont autre chose à branler : des verres à vider, des femmes à faire jouir, des aventures à vivre.
    A voir ce qui se publie, on comprend bien que l’on encourage dans ce vice impuni ceux qui en sont exclus, ce dont il faudrait les détourner définitivement puisqu’ils n’ont aucun talent pour l’exercer ni surtout le courage nécessaire pour tenter de le faire.     Il n’y a aucune raison, a priori, de refuser au déprimé le droit de s’exprimer et pourtant il le faudrait. Le mieux, bien entendu , serait qu’il y renonce par lui-même car s’exprimer n’est pas un droit, mais un devoir.
    “Toute œuvre d’art est un crime non perpétré”, disait Teddy , je dirais, pour ma part, que toute œuvre d’art réussie est un suicide que l’on ne commet pas.    
    Comprenne qui voudra !
    Advienne que pourra !
    Tout le reste c’est du social, c’est du civique, de l’antidépresseur, de l’anxiolytique, ça vit de subventions et de colloques. Poésie-gamelle. Répugnant misérabilisme, intérêt joué pour ce qu’en réalité l’on hait. Ils sont formidables, n’est-ce pas, les gens de peu surtout lorsqu’ils mènent une vie sans éclat, insignifiante et par là même si “signifiante”… que l’on fait semblant d’envier…  Leurs destins bien rangés entre le motoculteur modèle mahousse et le vase en cuivre repoussé issu d’une douille de 75, la cuisine intégrée et les allocations de chômage.
    Les pieds dans la bouse, encaqués dans la nostalgie aïeule, les racines comme des adhérences… Banlieues d’antan ! Roudoudous ! Banania !
    Crève la démagogie !
    Anus étoilé…
    Bourre l’instit !
    Petits crevés de P.O.L., Énervés de Jumièges lyophilisés, survivants de Minuit habillés par Loft, radis creux de l’authentique, pseudos dissimulés dans l’incontestable… Tout à l’épate absolue… “Qu’en termes galants ces choses-là sont dites”… Faux derches !     Pas une ligne qui ne vienne de Vichy et qui n’épate Libé . Ne passons pas à côté des choses simples… Brocante et compagnie… Sépia… Carte postale… Eco musée… Tarabiscots cirés à la pâte Antiquaires… les cussons à la chevrotine… Varlopes, bouverts, jabloires, bergougnioux, michons, riflards passés au vernis Martin. Brou de noix ! Faux style ! Rustique toc ! Il pleut sur les coudriers et l’imparfait du subjonctif. Ma langue ! Mon bocage ! Lauzes et grottes… Saprophytes… Trompettes de la mort… Chanterelles ! Napperons ! Alençon ! Calais ! Basilique de Verdelais tout entière construite en allumettes vernies au fin fond du garage sur l’établi du besogneux retraité…
    Mèches ramenées à la Giscard, hectolitres de gomina arabica, pattes trop longues à la Convention des Institutions Républicaines… Chamalières ! Ascain ! Latche !     
    Cambrousse améliorée…
    Ploucs définitifs !
    Absolues bourriques !
    Et les stratégiques de la revue d’avant-garde dans le même panier… les new-wave… les déjetés de l’adjectif… les admiratifs de l’abscons… les new-age… les babas du cirage… les petites vaches de vernissage… Ayatollahs du lendemain… Witz de l’escadrin… Bar de l’escadrille… Les réseaux à peine constitués qui puent déjà l’aisselle de sacristain… les nouveaux salopards… les néo-enculés… post-fumiers…
    Qu’ils crèvent avec !
    Tous ensemble !
    Leurs papas, leurs mamans… Cousin-cousine… Tontons et tatas…
    Toute la famille ! Goudron et plumes !
    Brame ! Bran ! Beurk ! Pfouh !
    Accros de la culture dans la même fosse… Inrockuptibles ! Qu’est-ce que t’as vu ? Qu’est-ce que t’as lu ? Les disques et le cinoche… le théâtre… les expos… les bouquins… Atroce culture comme la camelote de chez Fly qui meuble leurs studios payés par Parrain-Marraine. Il ne s’agit, pour ceux-là, que d’admirer les pamphlétaires consensuels subventionnés par les crédits d’État et les obscurs génies du Montenegro. Étudiants qui voudraient que quelque chose leur arrive et à qui il n’arrivera jamais rien. Sinon au travers du caoutchouc de leur préservatif, de leur gentil antifascisme de surface ; qui ne supporteront rien puisque tout leur est insupportable.
    Car il faut au dépressif, toujours, tout le temps, un écran. Il pourrait, sinon, aller plus mal encore… défaillir, piquer sa crise. Il faut lui épargner tout ce qui dépasse… l’émotion… la vie. Il n’aime que ce qui remue sur un écran, s’évanouit aussitôt qu’il y a du relief… Chochotte !
    C’est l’absolu mal élevé, l’enfant gâté…
    Il n’y a que lui qui ressent, qu’à lui qu’il faut s’intéresser.
    On le ménage, tous les égards lui sont dus…
    Il ne vit qu’à travers.
    Le social, il le fait imploser…
    – Ça va pas !
    – Quoi ?
    – Je sais pas !
    Perpendiculairement, sur le terrain politique, on assiste à ce que l’on n’avait encore jamais vu : les syndicats obligés d’insuffler des revendications là où il n’y en a pas ! Les secteurs les plus menacés absents des luttes sociales que mènent des fonctionnaires ! Le corps social en son entier agité par spasmes… passant par les systoles et les diastoles du maniaco-dépressif… La pire atteinte à sa personne qui passe à l’as, une anodine réflexion de traviole qui déclenche une crise sans commune mesure avec ce qui l’a déclenchée et le mène au bord de l’abîme.
    – Qu’est-ce que je peux faire ? Y’a rien à faire ?
    On commencera par deux, trois baffes…
    On verra bien le résultat !

Du travail

o tiré un limòn al alto
per ver si coloreaba
subìo verde y bajò verde,
mi esperanza aumentaba

(chant flamenco)

Il serait surprenant de constater que la dénonciation d’évidences sensibles à tous rencontre, comme par miracle, l’adhésion du public et des spécialistes, alors qu’elle n’a rencontré, auparavant, aucun écho.    
    Il serait plus surprenant encore que la même dénonciation rencontre plusieurs fois l’intérêt sans que rien ne change et qu’elle s’avère reproductible, à intervalles réguliers, sans produire davantage d’effets. Ne serait-ce pas là une raison suffisante pour soupçonner qu’une insuffisance doit s’y cacher comme la paille dans la poutre ? Ou bien qu’elle sert à camoufler ce qu’elle fait semblant de dénoncer ? Qu’elle est un leurre, celui de “l’étourderie méthodique” dont a parlé Fourier.
    C’est le constat morose qui peut venir à l’esprit lorsque l’on se force d’analyser le succès de l’Horreur économique. Sans remonter à Marx qui en a touché quelques mots, mais qui date de Mathusalem, Henri Lefebvre ou même Jacques Ellul ont bien mieux théorisé l’horreur que l’économie porte sur le monde que Viviane Forrester, et il est même arrivé que leurs réflexions aient quelques échos.
    Qu’est-ce qui rend donc une évidence si criante qu’elle crève les yeux ? Qu’elle occupe tout le champ de la réflexion ? Ou bien, quand le vulgaire s’en mêle, est-ce le signe qu’il est trop tard pour y remédier ?
    Tant que l’on en reste aux constats, seraient-ils justes, on risque fort de se noyer dans l’angélisme, les bonnes intentions et les bons sentiments. Ce qui est, cependant, radicalement nouveau dans la situation actuelle, c’est que tout est dit et que chacun en a une vive conscience sans en tirer, pour cela, les conséquences. Seules varient les analyses du pourquoi et la volonté de trouver une solution, sinon de construire une histoire différente.
    Tous les auteurs de ces constats mélancoliques (qui préfèrent à la notion de prolétariat celle, plus chrétienne, de : “pauvres”) rendent responsable de “l’horreur économique” une entité abstraite (le marché, le libéralisme, la pensée unique , la mondialisation) qui vogue, à l’abri des luttes, dans un éther sans fond, les hommes et leurs (revendic)actions en étant soigneusement écartés. Le pouvoir les maintenant dans ces nuées en leur fournissant, entre autres appâts, la dandinette à laquelle ils mordent tous , tarte à la crème de notre fin de siècle : la virtualité.
    Artistiquement, déjà, la notion est un peu juste : les images virtuelles que l’on me dise ce qu’elles ont de plus virtuel que les autres ? Altamira et Altdorfer, Mirò ou Magritte… Ça fait longtemps que l’on sait que les images sont aussi sans référent à la réalité, qu’elles sont aussi autre chose que la réalité. Nous sommes quelques-uns à ne pas avoir attendu les Gepetto du pixel et les Pinocchio du vidéo-game pour nous en rendre compte.
    Politiquement, elle tient de l’aveuglement volontaire : les rapports humains, la monnaie, le contrat social, est-ce autre chose que du virtuel ? Est-ce pour cela que les sentiments, l’économie, la Loi ne recouvrent et ne régissent aucune réalité ? Et l’inconscient, les rêves, c’est quoi ? Depuis quand ce que l’on ne peut toucher n’est pas de la réalité ? Depuis quand tout ce qui est abstrait n’est pas concret ?
    Ce que l’on ne peut saisir est insaisissable, et alors ?
    La quincaillerie à produire du virtuel, en revanche, j’en ramasse, comme n’importe qui, une tonne par an dans ma boîte à lettres. Pour du virtuel c’est plutôt encombrant ! On s’entrave dans les fils, les promos, les prises et les raccords…   
    Et les programmes, le software c’est du pareil au même ! C’est à mon pognon qu’ils en veulent, à mon désir d’être relié, de partager les mêmes désirs, la même idéologie que mon voisin .
    Il y aura toujours des thuriféraires niais pour s’épater des commodités que leur offre leur traitement de texte, mais peu pour avoir conscience de ce que la fonction couper/coller change au style de leurs raisonnements. Comme ils ne raisonnaient pas davantage devant leur Underwood, on ne s’en étonnera pas vraiment.
    Il y aura toujours des innocents pour supposer que les usines, désormais, ce ne sont plus que les laboratoires de Silicon Valley où on leur concocte la n-ième version de Word. Ce sont les mêmes qui pensent que le prolétariat a disparu parce qu’il leur est devenu invisible, on ne s’en indignera pas non plus, ils allaient, auparavant, le renifler en taxi.
     Ce sont, là encore, des programmes, une police, auxquels nous avons affaire pour nous y soumettre et dont je ne perçois pas la différence avec les programmes passés ou la police actuelle.
    C’est l’avantage du simulacre … Qui n’en est un que le temps que l’on s’aperçoive du leurre qu’il nous tend et qui se dégonfle comme une baudruche à peine l’a-t-on localisé… L’exploitation, le profit sont des abstractions, il est nécessaire pour ceux qui en tirent leurs rentes de les maintenir dans les zones abstraites  qui frôlent à tout instant l’ineffable donc le divin. Mais ce sont, aussi, des réalités. Ceux qui en sont les victimes, pour ne pas discerner toujours ce qui les sous-tend, en font quotidiennement l’expérience et savent assez bien à qui ils doivent le bonheur qui est le leur et qui se dissimulent derrière ce rideau de fumée qui en déclenche d’autres carrément irrespirables.
    Il ne faut pas s’imaginer le peuple plus con qu’il n’est , il est encore capable, malgré ce que l’on en dit sans le connaître, de faire la différence entre ce qui existe et ce qui n’existe pas. Parce que la réalité, il y est confronté tous les jours, qu’il a cet avantage et cet inconvénient… le corps, la douleur, la souffrance, la mort, il sait — d’expérience -, que ce ne sont pas que des mots, des abstractions, mais aussi des réalités avec lesquelles il faut, vaille que vaille, se colleter.
    C’est pour cela, aussi, qu’il est sensible, lorsque l’heure est à la régression, à un style de démagogie : celle qui lui parle d’une réalité connue où deux et deux faisaient, sans discussion possible, quatre ; une réalité qui n’a plus cours, qu’il ne maîtrise pas davantage qu’auparavant et qu’il refuse.
    Les pages qui suivent risquent fort de paraître à ceux ayant fréquenté la pensée critique d’une banalité exaspérante. Qu’ils se disent qu’il n’est pas mauvais de radoter de temps à autre, pas moins, en tous les cas, que d’applaudir au procès-verbal édulcoré que l’on voudrait nous faire passer pour l’œuf de Colomb et la découverte de l’Amérique réunis : “S’il y a moins de travail, il y aura davantage de chômeurs.” La naïveté est plutôt sympathique, mais en politique confine, hélas ! à la bêtise.
    En régime capitaliste, celui sous lequel nous avons l’avantage de vivre, le travail est une marchandise qui s’achète au prix du marché. Dans ces conditions, aucun capitaliste conséquent ne s’aviserait d’acheter le travail à un prix différent. Le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas, la concurrence le ramènerait à la raison. Les individus ne sont pas en cause, la logique de fonctionnement du système, si. Le capitaliste n’est pas méchant, il est capitaliste ; cela suffit à nous préoccuper.   
    Le travail n’est pas resté semblable tout au long de l’histoire, la technique l’a fait évoluer, l’industrie lourde, sous sa forme traditionnelle, a quasiment disparu des cieux de nos contrées, alors même que les nuages de sa pollution n’en sont pas absents. Mais les robots suffisent à faire tourner ses usines avec l’aide de quelques techniciens de maintenance. Ce que l’industrie lourde a fait subir à l’agriculture, la néo-industrie contemporaine (services, information, communication, robotique, télématique, informatique, etc) le fait subir à l’industrie lourde. L’exode prolétaire a pris la place de l’exode rural. Et il n’existe pas de territoire pour accueillir ces nouveaux réfugiés.
    Le prix de revient des moyens de transport a prodigieusement baissé, dans ces conditions il vaut mieux fabriquer et assembler la marchandise dans les pays où la main-d’œuvre est bon marché, quitte à grever son prix de revient de celui du transport. Mieux, le travail devient de plus en plus “abstrait” et une partie peut être transportée par des moyens quasiment gratuits. Le tiers-monde ou du moins la partie la plus développée du tiers-monde, celle où il était possible d’établir un prolétariat, n’est plus seulement pour le monde occidental une source de ressources énergétiques, il est aussi un réservoir inépuisable de main-d’œuvre bon marché. Le tiers-monde exclu de l’économie mondiale y fait son entrée par la petite porte : celle du travail à façon.
    Dans la mesure où règne dans ces pays un pré-capitalisme, ce qui ne saurait, d’ailleurs, durer , qu’il y abonde une main-d’œuvre taillable et corvéable à merci qui ne voit son prix et sa docilité bornés par aucune réglementation politique ou syndicale, sur le terrain de la concurrence, la main-d’œuvre occidentale est battue à plate couture et ne peut maintenir ses avantages qu’en abandonnant ceux qu’elle a acquis au cours de luttes anciennes. Sa seule façon de rivaliser, celle que veut lui imposer son capitalisme local (depuis longtemps délocalisé) serait de s’aligner sur le prix du marché, ce qui lui est, évidemment, impossible.
    Toute une partie du prolétariat occidental, celle qui était dévolue aux tâches les plus répétitives, est donc mise hors-jeu et ne pourrait de nouveau rentrer sur le terrain que si elle acceptait les conditions édictées par l’arbitre. Ce qui complique sa tâche c’est que l’arbitre n’en est pas un…
    Une autre partie du prolétariat dévolue aux basses besognes qui ne peuvent être accomplies hors les murs, dont le ramassage des ordures reste emblématique, rentre alors en concurrence avec le lumpenprolétariat déqualifié et disqualifié qui vient d’être créé, le prix de location de sa force de travail diminue d’autant. C’est le simple jeu de l’offre et de la demande et son impitoyable logique mathématique qui régit un monde régi, lui-même, par le quantitatif seul qui y déploie sa nature.
    La paupérisation, notion qui semblait tombée en désuétude, devient de nouveau d’actualité, son indice pouvant se calculer, désormais, de la façon suivante : ce que gagne l’ouvrier plus ce que ne gagne pas le chômeur divisé par le nombre d’ouvriers auquel s’ajoute le nombre de chômeurs.
    Les déséquilibres entre les différents niveaux de développement simultanés du capitalisme (pré-capitalisme, capitalisme, post-capitalisme) entretiennent le désordre tout en s’en nourrissant. Il n’est donc pas surprenant, suivant la règle des vases communicants, de voir les conditions de vie régnant dans le tiers-monde s’institutionnaliser peu à peu dans les pays développés où elles avaient disparu au fur et à mesure que les conditions, qui peuvent sembler un progrès pour lui, d’un capitalisme ancien s’établissaient dans le tiers-monde.
    Pas d’autre alternative dans un monde concurrentiel : soit on s’aligne sur la concurrence, soit on oblige la concurrence à s’aligner sur soi…
    Si l’on voulait étendre au monde dans son entier les solutions d’arithmétique élémentaire préconisées par le Front National pour régler le problème du chômage indigène : expulsion des travailleurs immigrés , il faudrait envisager, dans un autre temps, la destruction physique de l’ensemble des prolétaires du tiers-monde. Nul doute que ce genre de solution ne soit aisément réalisable en faisant l’économie d’un conflit dont on peut imaginer l’ampleur et la difficulté. La guerre économique, dont on nous rebattait les oreilles lorsque les yuppies de Wall Street étaient considérés avec la même admiration que les Chevaliers du Saint Sépulcre, a comme conséquence ultime une authentique guerre mondiale. Ce serait la troisième. Si elle est déjà commencée, il serait, peut-être, temps de s’en inquiéter.
    Cet état de fait produit, dans les pays développés, quantité d’effets annexes qu’il serait bon de considérer dans leur ensemble : régression sociale, flexibilité et précarité de l’emploi, Crazy Eddie vus comme moyens d’intégration sociale, poches de misère, retour des Mafias, chômage, dépression, crise économique larvée, déréglementation avec leur cortège de misère et de souffrance que l’on veut nous faire prendre pour les conditions temporaires et locales de la modernité et qui sont, en réalité, destinées à devenir les conditions généralisées d’icelle.
    Le prix à payer de cette nouvelle donne sera la perte de tous, et non de quelques-uns, des acquis du mouvement ouvrier, que ce soit le salaire minimum garanti, le droit de grève, l’éducation publique gratuite, la sécurité sociale, les retraites sous leur forme actuelle. Chacun peut constater qu’il n’est, partout, question que de cela, que lorsque, par prudence politique, le pouvoir parle de : “réaménagement”, il faut entendre disparition pure et simple. À dire immédiatement la vérité, les politiques employés de nos démocraties totalitaires où chacun bénéficie d’un régime de semi-liberté pourvu qu’il fasse preuve d’une soumission absolue, risqueraient une explosion sociale sans limites puisque sans espoir.
    Le débat ne porte ainsi jamais sur un réexamen radical du statut du salariat ou de la fonction centrale du travail et de leur suppression possible. Il reste donc au prolétariat à mettre à profit ce “no man’s time” pour se réorganiser sur de nouvelles bases et affirmer ses nouvelles revendications : l’abolition du salariat, la fin du travail, les seules qui puissent s’opposer au devenir marchand du temps et de l’espace .
    Une autre des banalités de base que chaque prolétaire doit avoir présente à l’esprit est “[…] qu’un système économique, en l’occurrence le capitalisme, ne cède la place que lorsqu’il a produit tout ce qu’il était capable de produire sans risquer l’explosion sociale, lorsqu’il a atteint son plein développement et ne peut aller plus loin”. Dans ce “tout” sont, bien évidemment, comprises les conditions de vie elles-mêmes. Et l’horreur capitaliste en ce domaine est bornée par l’économie de camp qui, pour n’avoir été qu’un “détail”, n’en a pas moins existé.
    Le recyclage de cette économie sinistrée peut encore se concevoir sous des formes saugrenues puisque dans le supplément du Figaro du 13 mai 1994, sous la plume d’un certain Reuven Brenner , était soulevée l’idée d’établir des centres de détention pour délinquants américains dans les anciennes prisons russes. Reuven Brenner soutenait, sans rire, ce projet (l’économiste canadien est rigoureusement dépourvu d’humour),  montrant tous les avantages qu’en retireraient les deux nations aussi bien sur le plan politique qu’économique. “Les Russes ont de nombreuses prisons vides, des gardes au chômage et des soldats et les États-Unis ont une pléthore de criminels. Les loyers en Russie sont bas, les salaires aussi. Aux États-Unis, les gardes et les prisons coûtent cher. L’échange apporterait encore plus d’avantages dont la valeur monétaire est difficile à évaluer.”
    Vive la libre concurrence !
    Notre éminent professeur faisait ensuite miroiter les avantages pour les dirigeants russes d’avoir une politique de plein-emploi pour leurs anciennes forces de répression toujours susceptibles de vouloir restaurer un régime ancien, pour en venir, finalement, aux calculs proprement dits dont il ressortait, étant donné la modicité des loyers et de la nourriture en Sibérie, que le coût d’un prisonnier exporté serait seulement égal au tiers du coût actuel.
    Vive l’économie libre !
    Sans compter les menus avantages offerts en prime par cette solution : difficulté d’évasion, amélioration de l’image de la Sibérie, rapprochement des peuples, diminution de la criminalité. Il n’y voit que quelques inconvénients mineurs : cherté des voyages, difficulté des visites.
    Et vive Nouvelles Frontières !
    Pourquoi donc ne pas généraliser cette solution si astucieuse et ne pas envisager la réouverture des camps polonais avec de vrais juifs fournis par des états encore désireux de s’en débarrasser ? Cela mettrait de l’animation dans des parcs à thèmes qui en manquent fort, cela inaugurerait de fructueux échanges créateurs d’une foultitude d’emplois.
    Pour résumer ce qui vient d’être parfois répété, on ne peut pas dire qu’il y ait, réellement, crise ; pas du moins crise du capitalisme, il y a victoire du capitalisme et ce que l’on a coutume de nommer “crise” n’en est que l’ensemble des effets.
    Dans cette mesure, on peut prophétiser, sans risque, qu’il n’y aura pas de sortie de crise. Comme il est écrit dans les Remarques sur la paralysie de décembre 1995 publiées aux éditions de l’Encyclopédie des nuisances : “Une chose était désormais claire pour tout le monde : qu’il n’y aurait pas de ‘sortie de crise’ ; que la crise économique, la dépression, le chômage, la précarité de tout, etc., étaient devenus le mode de fonctionnement de l’économie planétarisée, que ce serait de plus en plus comme cela ; qu’il n’y avait pas le choix que de s’y adapter et d’abord en s’y résignant.”
    L’alternative pour le prolétariat étendu est, en réalité, plus claire qu’elle ne l’a jamais été : soit tuer, soit être tué. Ce niveau de conscience est chaque jour davantage à la portée de chacun d’entre eux puisque chacun a entr’aperçu un temps où le prolétaire ressemblait vaguement à un nabab et qu’il peut contempler, tous les jours, le clochard qu’il est appelé à devenir. Si sa lutte est uniquement défensive, les syndicats sont là pour cela, il pourra, grosso modo, préserver le statut où il stagne ; s’il veut davantage , il lui faudra devenir révolutionnaire, alors même qu’il n’en a pas envie et que les conditions ne s’y prêtent, peut-être, pas.
    Pour les plus démunis d’entre eux, il s’agit, dès à présent, d’une lutte à mort pour obtenir leur survie. Sans papiers, sans revenus, sans domicile fixe, sans droits, sans foi ni loi, sans rien, il ne leur reste plus qu’à perdre leur vie avant l’heure. Ce qu’ils ne manquent pas d’avoir l’élégance de faire pour l’instant lorsqu’il fait froid, mais bientôt, aussi, parce qu’ils sont cabotins, lorsqu’il fera tiède.
    À l’inverse de ce que l’on pense sans trop réfléchir les chômeurs ne sont pas exclus du monde du travail, le travail est au centre de toutes leurs préoccupations, on fait tout pour les y maintenir et il en découle tous les malheurs qui les frappent. Comme, par ailleurs, l’avant-garde des néo-aliénés travaille de plus en plus en dehors des lieux de travail et des horaires prévus pour cela jusqu’à l’attendre en vain à son domicile, le travail est une soumission imposée à tous y compris à ceux qui n’en ont pas. La séparation qui semblait utopique entre temps libre et temps de travail est en train de s’abolir, il n’y a plus, désormais, que du temps de travail.
    Comme ni le système, ni les politiciens qui en sont les employés ne feront changer le cours des choses, si quelque chose se passe ce sera sous la pression des luttes. Nous vivrons, sinon, dans une cruauté à géométrie variable avec, suivant les saisons et les lieux : moins d’humanitaire ou plus de caritatif ; tous logés à la même enseigne, ayant affaire à la technocratie à visage humain ou à la bureaucratie aveugle, dans un univers rétréci, chacun d’entre nous isolé comme un fossile dans la strate qui l’a vu naître.
    De la même façon que cohabitent, dans le monde, plusieurs degrés de développement du système économique qui l’épuise, il y aura, au sein d’une même zone géographique, cohabitation plus ou moins chaotique de différentes économies : celles des maîtres du monde et celle des ghettos, la féodale et la post-moderne et l’arc-en-ciel chatoyant de ses variantes. Le tout étant, pour que l’harmonie règne, qu’elles ne se croisent jamais… La police est faite pour cela, et les radars de la vidéo-surveillance itou…
    Si l’explosion sociale contenue – a minima – par tout le réseau para-policier  se fait plus vive, on aura recours à cette bonne vieille chicotte qui a fait, depuis la nuit des temps, preuve de sa redoutable efficacité sur les populations indigènes.
    Le travail et la technique liés sont l’un des aspects fondamentaux du problème, le nœud gordien de cet invraisemblable sac de nœuds. Comme on le considère, toujours, par le même bout du bout : le travail est fondamentalement bon, c’est lui qui fonde l’humain , la technique est le vecteur obligatoire du progrès, on ne peut s’attendre à de considérables dénouements.
    À la rigueur, on parlera, entre compères, de l’obligation de revoir les horaires de travail ou du nécessaire contrôle des excès de la technique ; on lutte, dans ces conditions, sur un terrain dont les positions ont été prises depuis belle lurette… Ça amuse la galerie, ça flatte le zozo… Cela crée des emplois d’experts en rien qui raisonnent comme des digicodes et fournit la matière de maints best-sellers.
    On discute encore, entre gens de bonne compagnie, pour savoir si la technique crée ou non des emplois alors que l’on sait que partout où l’automation avance, l’emploi recule. Le bon sens populaire dans sa forme la plus vulgaire, donc la plus décriée par les spécialistes, rend mieux compte du réel que les rapports confidentiels : “Les machines vont remplacer l’homme !” Ben, oui !  Bravo les canuts ! Vous irez pointer le cul nu et mendier l’indemnité itou… 
    Le travail n’est qu’un moment historique, on peut, raisonnablement, envisager sa fin et donc la fin de l’exploitation par le travail. Reste à savoir si la revendication sociale va se contenter de réclamer un retour à l’oppression ancienne sur l’air des lampions : “ Du travail pour tous !” ou si elle aura assez d’imagination pour revendiquer et obtenir la fin du travail qui la tient dans les fers aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain ; et sous quelles formes elle s’organisera pour obtenir cette revendication capitale.
    Les vieux problèmes se posent, chaque jour, avec une acuité supplémentaire dans la mesure où nous vivons une époque où la restauration d’un vieil ordre est à l’ordre du jour et l’on verra resurgir du purgatoire des vieux penseurs dont les théories avaient été soigneusement occultées et les noms, même, oubliés. Moyennant quoi, s’il faut en croire Philippe de Villiers interrogé par Jean-Pierre Elkabach le 11 mai 1997 sur Europe n° 1 : “Suivant la formule bien connue de Charles Pasqua : Rien ne sera plus comme avant !”

De la soi-disant disparition du prolétariat

Le vulgaire ne juge que ce qu’il voit.

Machiavel

D’après les experts des grandes commissions et la rumeur publique le prolétariat n’existerait plus, sinon sous des formes exotiques, religieuses ou géographiques (travailleurs immigrés, exclus, SDF). En réalité, il a, tout simplement, été rendu invisible aux pas-très-bien-voyants par ceux qui ont quelque intérêt à dissimuler sa présence.
    Le mot “prolétaire” renvoie d’ordinaire aux représentations anciennes de la classe ouvrière… les mineurs,  les hauts-fourneaux, les ateliers gigantesques où brûlent les feux de l’enfer qui ne s’éteignent jamais, où résonne l’écho des marteaux-pilons. Tout un cortège de chromos XIXe qui n’ont plus cours aujourd’hui.    
    Le prolétaire est nu jusqu’à la ceinture, son torse ruisselle de sueur, son visage est sali de charbon, de pechblende ou de cambouis, ses mains, auxquelles il manque quelques doigts, sont calleuses ; il est dévolu aux basses tâches, celles de la lutte avec la matière, de la transformation des minerais de la terre, il est encore proche du paysan, ce qu’il laboure c’est l’acier.
    Il en garde une aura diabolique, celle des flammes de l’enfer  sur lesquelles se découpe sa silhouette de body-builder , celle de la force brute. On le considère, pour cela, avec un sentiment mêlé de crainte et de respect. C’est le travailleur d’acier, sa place est toujours centrale dans les idéologies du même métal (le nazisme et le stalinisme pour ne pas les nommer), il est indissociable d’une notion : la Masse, perdue de vue tout comme la crainte qu’elle inspirait.
    Plus tard encore, il évoque les usines où se montent à la chaîne les produits de l’industrie lourde qui est encore la grande dévoreuse de main-d’œuvre non qualifiée et où, parfois, des chrétiens expiaient leur péché originel en jouant à l’établi .
    Ce prolétaire est devenu invisible pour la simple et bonne raison qu’il n’existe plus. La technique a fait de lui un opérateur plus qu’un ouvrier, un employé plus qu’un travailleur.
    Il ne faut pas croire parce que sa fatigue musculaire a désormais disparu, que sa condition a réellement changé. Il loue toujours à perte au Capital sa force de travail, malgré la rationalisation de celui-ci ou à cause d’elle, il est toujours séparé du produit de son travail. Il en est encore davantage dépris dans la mesure où il n’est plus l’acteur de la transformation qu’il imposait à la matière, il en est, tout juste, le témoin.
    Si les conditions particulières de son aliénation ont varié, les conditions générales en sont maintenues. Les conséquences des nouvelles conditions qu’il subit ont seulement changé ; sur le plan pathologique, elles se matérialisent sur d’autres terrains. Dans les usines “presse-boutons”, il n’est plus que fatigué sans motif apparent ; le chemin de l’anxiété, de la dépression et des malaises lui est ouvert qui mène à la conscience malheureuse de soi, à la fréquentation des psychiatres et aux anxiolytiques. Le travail s’attaque désormais à son système nerveux.   
    Une autre des raisons de l’invisibilité moderne du prolétariat découle de la précédente. Si l’ouvrier d’usine est devenu un employé, l’employé actuel est, plus nettement qu’auparavant, un prolétaire.
    Tous les petits employés, et il est d’usage, aujourd’hui, de classer dans ce vaste fourre-tout aussi bien le guichetier de banque en CDD que le livreur de pizza titulaire d’une licence en droit, sont devenus des prolétaires. Ce ne sont pas les ouvriers qui se sont élevés sur l’échelle sociale, ce sont les employés qui l’ont dégringolée.
    Du vocable même dont ils sont affublés résulte le mépris avec lequel ils sont considérés. Ils ne travaillent pas, ils remplissent un emploi. C’est le corrélat de la disparition du travail. Comme les industries pour lesquelles ils travaillent sont pour la plupart des industries de service, ils cumulent en une seule personne ce handicap redondant : celui d’être au service de services au service de…  Lorsque ce n’est pas un troisième : celui d’être une femme, car il est bien évident que c’est dans ce secteur que la main-d’œuvre féminine est la plus généreusement sollicitée.
    Lorsque les guerres devinrent mondiales, on eut besoin de maintenir l’effort de production industrielle et ce furent les femmes qu’on y colla en nombre. Ce fut la première fois dans l’histoire qu’elles eurent droit, en masse, à “acquérir leur indépendance”, ce qui voulut dire, pour beaucoup d’entre elles, pouvoir être exploitées, en échange d’un salaire, par une autre instance que celles qui s’en chargeaient jusqu’à présent, en échange de rien du tout : leur mari ou leur famille.
    Les femmes, autrefois, avaient des privilèges , maintenant elles sont égales, ce qui veut dire que l’on abolit leurs privilèges jusqu’à ce qu’elles n’en comptent plus aucun.
    Comme, par pesanteur sociologique, elles étaient plus soumises, moins syndicalisées, aveuglées par l’acquisition de cette fameuse autonomie dont on les omnubilait, cela a permis au patronat qui les employait de faire fonctionner le système économique à moindres frais. Cela voulait dire acquérir une autonomie partielle aux dépens d’une autonomie réelle. Leur apparition sur le marché du travail a eu les mêmes effets que les oppositions créées artificiellement, aujourd’hui, entre les travailleurs nationaux et leurs camarades immigrés. Diviser pour mieux régner est l’un des modes majeurs qu’utilise le pouvoir. Plus il y a de catégories d’objets, plus il renforce sa main mise sur ceux qui pourraient être des sujets.
    Cette libéralisation feinte de la condition féminine est allée de pair avec une amélioration de la technique qui leur était destinée. Soulagées dans les taches qui les maintenaient jusqu’alors captives de leurs foyers, elles pouvaient, dorénavant, consacrer  leur force de travail à des taches plus nobles et les rétributions qu’on leur octroyait généreusement pour ce faire pouvaient ainsi être investies dans l’acquisition du matériel qui leur permettait de se libérer des taches qui les maintenaient jusqu’alors captives de leurs foyers. Ainsi de suite… En avant la carte de crédit sur le tapis roulant de Mœbius d’Intermarché ! Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de poussière sur l’étagère, plus d’auréole sur le drap, que la baignoire soit impeccable et le carrelage aussi. Pour le plus grand bénéfice de Messieurs Moulinex, Arthur-Martin, Cif ammoniacal et Tornado.
    Aujourd’hui le deuxième salaire, celui de l’indépendance recommandée par Cosmopolitan, permet de régler : les impôts supplémentaires qu’il occasionne, les transports qu’il nécessite, les frais annexes auxquels il oblige. Il est vrai qu’à rester oisives dans les lotissements où elles s’étiolent le week-end, coincées entre leur cocu de mari, leurs lardons dyslexiques, le barbecue et la tonte du gazon, les femmes risqueraient l’aggravation des névroses dont elles souffrent chroniquement.
    Je ne déplore pas davantage l’invention de la machine à laver multi-programmes que la semaine de quarante heures, je signale ce que masquent ces acquis parcellaires ; je ne crache sur aucune des possibilités techniques ou autres de libération, je dénonce leurs insuffisances. Ce n’est pas la même chanson que celle que nous chantent les druides du lavoir ou les derviches du “tout à la main”. Tout est dans la nuance… Ce qui, à l’arrivée, fait une grosse différence : celle entre la mélancolie de temps qui sont révolus et que d’aucuns voudraient nous faire revivre de force et l’espoir de voir enfin se pointer les lendemains qui fredonnent.
    Par héritage historique autant que par aveuglement structurel le néo-prolétariat ainsi constitué – c’est l’une de ses caractéristiques essentielles -, se considère comme étranger au prolétariat alors que son statut est le même, aussi fragile et aussi dépendant. Les conditions de travail des néo-prolétaires sont encore plus visiblement (une machine peut les remplacer plus aisément encore qu’auparavant…) réifiées et précaires que celles qui règnent dans le monde ouvrier. Leur qualification  est à n’importe quel moment susceptible d’être déqualifiée ; la plus grande partie des opérations bancaires, par exemple, se fait déjà hors guichet et le service n’en est pas moins efficace , c’est le slogan publicitaire des établissements de ce style.
    Leur misère est encore pire que celle des ouvriers car ils ne sont pas constitués en classe sociale ; qu’aucune solidarité ne les habite ; qu’ils sont entièrement soumis à la libre concurrence et donc que leurs intérêts divergent ; qu’ils se considèrent comme autre chose que ce qu’ils sont en réalité : des prolétaires.
    Par un effet d’avachissement généralisé des hiérarchies intermédiaires, les cadres, seraient-ils décisionnaires , peuvent se réduire, chaque jour davantage, à ce statut qu’ils refusent.
    On assiste donc à un nivellement des classes sociales moyennes et inférieures dont le recrutement est de plus en plus démocratique et les conditions d’existence de plus en plus proches. Pour 80% de la population française, le communisme est réalisé : même horaires, mêmes loisirs, mêmes itinéraires, consommation identique d’une même marchandise. Il n’y a, non seulement, plus beaucoup de vies différentes, mais, tout simplement, plus beaucoup de vies imaginables. Si le prolétariat a des limites de plus en plus floues, il a des formes de plus en plus précises bien que moins visibles, bornées par Golf et McDonald, Batifol et McIntosh.
    Ainsi ce que j’avais écrit en 1976  : “La cacophonie des signes prélude à une société sans classes”, qui était un naïf manifeste esthétique , pourrait s’énoncer plus intelligemment : “La société sans classes prélude à la cacophonie des signes”, ceux qui s’échangent sur Internet par exemple. Étant bien entendu que, par “société sans classes”, il faut entendre une société où les classes sociales tendent à disparaître dans l’imaginaire collectif sans que jamais la classe dirigeante ne le fasse ni que son rôle soit sérieusement contesté et par “cacophonie de signes”, celle orchestrée par un marché sans réglementation aucune.
    Les dernières raisons de la soi-disant disparition du prolétariat sont l’importation par les pays occidentaux d’un prolétariat étranger qui ne rentre plus dans la catégorie “prolétariat”, mais dans celle de “travailleurs immigrés” bien plus commode à manier, et l’exportation du modèle économique occidental dans le Tiers-Monde où se crée, désormais, un prolétariat local qui jusqu’alors n’existait pas.
    Il ne faut pas, dans cet ensemble, négliger l’éclatement des usines en petites unités. La décentralisation, de progrès revendiqué par la classe ouvrière elle même, est devenue un moyen pour le Capital de rendre les luttes plus difficiles à mener. Éclatement qui verra son terme lorsque le travail à domicile sera la forme la plus aboutie du travail. Ou chacun rivalisera avec chacun, appartiendrait-il au même groupe social, cumulant les inconvénients du prolétariat avec ceux des professions libérales sans en avoir aucun des avantages, sous-traitant de son aliénation, gérant de sa misère, comptable de sa survie. La souplesse des rapports et leurs apparentes améliorations étant, pour l’occasion, les meilleurs alliés de la rigidité de la schlague.
    Il faut faire preuve de davantage de fantaisie pour imaginer un devenir prolétaire de la classe politique, mais les signes précurseurs de son inquiétude se multiplient. Djihad versus Mc World de Benjamin Barber en est le premier témoignage de quelque envergure. Dans cet ouvrage, celui qui fut conseiller du Président Clinton procède à une critique radicale des deux intégrismes qui menacent le monde (comprendre la démocratie et plus particulièrement la représentation démocratique) : celui de la culture marchande devenue universelle et de son adversaire/allié de circonstance… fanatique, terroriste et populiste.
    “Mc World […] c’est notre planète uniformisée, homogénéisée par le commerce et la communication globale, transformée en une sorte de parc à thème mondial qui diffuse le style de vie et les symboles de la culture populaire américaine […] la mondialisation de l’économie est maintenant dans une phase critique et dangereuse : la monoculture qu’elle diffuse s’oppose […] à la démocratie […] Le tribalisme agit par la violence, le sang et l’exclusion, et s’appuie sur des valeurs archaïques de croisade et d’inquisition. Mc World agit, lui, en douceur, au nom de la liberté du marché […] Tel le communisme autrefois, le capitalisme mondial a besoin de façonner un homme nouveau : ce n’est plus le travailleur, cette fois, mais le consommateur […] Mc World crée ainsi un monde facile où l’on ne veut pas voir les enfants grandir. D’éternels enfants font de meilleurs consommateurs, plus influençables […] Certes, les nouvelles technologies sont multiples, on peut regarder des centaines de télévisions […] Mais le contenu, lui, s’est uniformisé […] Le mur de Berlin est tombé, le monde est un marché, l’Histoire est finie et tout serait pour le mieux ? Eh bien, non !”    Gardons présent à l’esprit que c’est un professeur américain de sciences politiques qui répond à un journaliste de l’Express et non pas un gauchiste irresponsable qui soliloque… Que comme Georges Soros critiquant ce qui fait sa fortune il ne doit pas dire toute la vérité et nous réserver, en loucedé, un chien de sa chienne.
    Suivant la même dialectique qui faisait écrire à Walter Benjamin que “le fascisme se compose de deux choses : le fascisme proprement dit et l’anti-fascisme”, Barber dénonce, avec un radicalisme dont beaucoup de radicaux étaient dépourvus en des temps où la radicalité ne voulait pas seulement constituer des pôles électoraux, le devenir marchand et/ou terroriste du monde. Il en viendrait presque, dans son affolement, à désirer que se reconstituent les classes sociales suivant un bon vieux schéma marxiste d’affrontement direct et que se reconstruise le Mur de Berlin, de la destruction duquel il s’est sans doute félicité, vu les marchés qu’elle ouvrait à la marchandise dont il est le fourgue attitré.
    On peut imaginer, sans trop de peine, désormais, une classe politique (ne dit-on pas déjà : le personnel politique ?) qui serait, en son entier, employée de la sphère économique et où l’alternance gauche de droite, droite de gauche, qui sert de mangeoire aux extrémistes, serait convoquée comme un vulgaire régime de république bananière suivant les intérêts saisonniers des multinationales qui les tiendraient sous leur coupe. Le peuple dissous, n’ayant que cette représentation fantomatique à se mettre sous l’urne, se prêtant tout ce qu’il y a de plus démocratiquement  à ces intérêts qu’on lui présenterait comme supérieurs et seuls susceptibles de préserver les leurs.
    Le prolétariat devenu invisible n’est pas sans effets voyants sur ceux qui se laissent abuser par ce dernier avatar de l’idéologie. La réussite des thèses du Front National dans les basses classes de la société constituées par un prolétariat dévitalisé est l’un d’entre ceux qui n’est pas le moins destructeur de la socialité. Sans plus aucun référent de classe, sans parti fédérant ses aspirations politiques, le prolétariat se retourne, comme il l’a déjà fait en d’autres temps plus sinistres encore, vers un parti qui catalyse ses frustrations en convoquant une réalité qui n’a et qui n’aura plus cours.
    Le succès de Le Pen chez les anciens communistes , en dehors de toutes les autres raisons qui font son succès (elles sont multiples et liées : coma des idéologies, faillite du capitalisme d’état, disparition de la lutte des classes, triomphe du libéralisme, manœuvres perverses des appareils politiques qui l’instrumentalisent pour en faire un attrape-nigaud, etc) vient, essentiellement, de ce qu’il est le seul homme public qui parle politiquement de la réalité telle qu’on peut l’appréhender vulgairement, mais aussi, telle qu’elle existe réellement, et qui promette un avenir qui semble envisageable. Le Pen donne une réalité qui lui manque au personnel “politique” qui n’est déjà plus, en réalité, qu’un personnel de gestion.
    L’emmerdant, c’est ce qu’il tait, qu’il parle d’une réalité qui n’existe pas et d’un avenir qui ne peut advenir. Que le bon sens qu’il propose s’effondrera de lui-même puisqu’il ne peut pas être plus efficace pour changer la réalité que les atermoiements qu’on lui oppose. Qu’il n’est qu’un homme politique de plus qui trompe politiquement sa clientèle parce qu’elle est une clientèle politique. Une clientèle particulière, soit… Mais rien de plus !
    Si la classe politique n’a plus besoin politiquement du Front National, ce parti qui semble, aujourd’hui, l’axe du paysage politique français souffrira du sort ridicule du mouvement Poujadiste… Rien de plus !
    Un mot, en passant, du ridicule antifascisme bien-pensant que le journalisme se fait un plaisir de monter en épingle puisqu’il y trouve une substance qui lui manque d’ordinaire et qui conforte son propre statut. Il est le complice de la classe politique qui, pendant que l’on s’occupe de cette ruse voyante, accumule les profits invisibles tout en sachant que si l’équilibre se renverse elle pourra toujours monnayer sa reddition.
    À part être contre Le Pen et contre le Sida, ce qui ne mange pas de pain, contre qui, contre quoi sont ces bien-pensants ? A quoi ressemble ce front républicain “démocratique” sinon à la continuation de la même horreur “démocratique” par les mêmes horribles “démocrates” réconciliés ?
    Qu’est-ce que cela camoufle ? 
    C’est le même amour du lointain  qui s’y déploie pour mieux nier l’intérêt qui lui est impossible d’exercer pour ce qui lui est proche.
    C’est l’intérêt pour le peuple des nabots de 68…  Adoration, extatique à connotation homosexuelle… “Vas-y Marcel !” “Renverse-moi sur l’établi !” “Bourre-moi la rondelle !“ Et, couplé avec cette expiation masochiste, le dégoût profond pour le peuple qui s’épand…
    Les pauvres, on les hait parce qu’ils sont laids, parce que ce sont des chiens… Hait-on de la même façon Macha Makaïeff parce qu’elle est une artiste improbable ? On ferait mieux ! On ne peut, toujours, faire son beurre sur le dos des corniauds sans qu’ils mordent ! Le seul moyen, pour l’instant, que les Deschiens ont trouvé de le faire c’est de déléguer un molosse en leur lieu et place, répugnant à voir et sans pedigree
    Que la rage devienne endémique est une solution prévue au programme… Le peuple a plus à y perdre que ses élites qui feignent de les en dissuader.
    Créer des frontières identitaires imaginaires  (Bien sûr que les races sont inégales, un nègre qui danse pense mieux qu’un borgne qui cligne de l’œil !) mène forcément à la guerre qui est, on l’évoque peu, le débouché naturel du fascisme.
    On voit ce qu’il advient du paysage lorsque c’est un petit peintre paysagiste qui s’en occupe. Chromos dans le living… Ruines et désolation sur terre ! C’est, toujours, en ces cas-là, le peuple qui trinque, Les Von Braun, les Krupp, les Porsche et les Speer, on les recycle…
    Le peuple n’est pas pur, il n’est porteur d’aucune valeur, les élites ne sont pas innocentes, entre cette anode et cette cathode la barbarie nous guette pour peu que les électrolytes déconnent.
    De la même façon que la prétendue “fin des idéologies”  est l’idéologie réalisée, la soi-disant fin du prolétariat n’est que le traquenard qui permet de dissimuler à tous ceux qui en font partie sans le savoir une prolétarisation généralisée.
    La situation n’est pas, pour autant, rendue plus claire ou moins explosive qu’aux temps révolus de la guerre civile froide. Si le Capital peut entonner, à juste titre, une Internationale dont on  aurait détourné les paroles, “Couchés les damnés de la terre ! Couchés les forçats de la faim…”, le prolétariat bien que moins homogène qu’auparavant doit prendre conscience d’une réalité qu’il a perdue de vue : il est tous les jours plus nombreux, et en tirer, si possible, les conséquences.
    Il lui faudra pour cela, au lieu d’écouter pour le réveillon de fin d’année – avant le nichon triste de minuit – les chœurs de l’ex-armée rouge chanter: “Stoned ! Le monde est stoned !”, ressortir du magasin d’accessoires le mot d’ordre oublié d’un maître ancien : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”

Sur les décombres des usines Citroën
Octobre 1996 – Mai 1997