Libération 15/09/2022

Entretien avec l’auteur

« Vite, c’est bien, juste, c’est mieux ! » Wyatt Earp

Et toujours le même président.
Michel Delpech

• J’ai bien reçu votre communiqué de presse annonçant la création des éditions ¡Anda! mais franchement… un premier avril, je me suis posé des questions.

– Vous avez cru à une plaisanterie ? Ce n’en est pas une, j’ai monté une maison d’édition (¡Anda!) qui publiera en ligne mes livres et seulement mes livres… gratuitement. Le premier de la liste est un inédit : Le livre des mille et une reprises, les suivants ont déjà été publiés à droite, à gauche, comme je n’ai jamais lâché mes droits numériques, je peux les rééditer sans souci… et je ne vais pas me gêner !

• Vous avez été publié par des éditeurs conventionnels… Fayard, Flammarion, Gallimard, Grasset, etc., ça fait une drôle d’impression de vous retrouver dans un circuit qui ressemble plus ou moins à celui de l’autoédition.

– Pas une seule maison d’édition ne peut se vanter de ne PAS avoir refusé un de mes livres, mais aujourd’hui, les choses ont changé…

• Qu’est-ce qui a changé ?

– J’ai 75 ans et plus de temps à perdre. Ma dernière expérience chez Grasset m’a convaincu de passer à autre chose, et autrement. Arthur Cravan vendait Maintenant sur une charrette à bras, on n’arrête pas le progrès, ma charrette à bras s’appelle Internet.

• Vous pouvez nous parler de votre dernière expérience ?

– En 2016, j’ai signé un contrat pour l’écriture d’un « dictionnaire culturel de la boxe », 25 000 € d’à-valoir. J’ai appris à lire et à penser dans les dictionnaires, j’étais ravi d’en écrire un. Cinq ans de travail et plus de deux millions de signes plus tard, Olivier Nora siffle la fin du match, Jean-Claude Fasquelle n’est plus là pour me protéger, je me retrouve avec ce monstre sur les bras dont, évidemment, aucun éditeur ne veut. Che fare ? Une dépression nerveuse ? J’ai essayé, j’ai pas réussi. Ranger 1 500 feuillets au fond de mon disque dur ? No way !

• Alors ?

– Alors ? alors, il n’y a pas que mon âge qui a changé, la technique aussi et, pour la première fois, je suis libre d’éditer comme je l’entends. Mes exigences, les éditeurs s’en tamponnaient… remplacer les S par $ sur trois pages, c’était comme leur demander la combinaison du coffre-fort… imaginez le reste ! Ce « livre », on peut y voltiger à sauts et à gambades comme on dérive à l’intérieur d’un dictionnaire, de la bio d’un illustre inconnu à la planche des drapeaux, sauf que l’on peut aussi y écouter Dylan ou revoir Robert De Niro se taper la tête contre les murs… et tout ça gratis.

• D’après ce que j’ai pu lire, je trouve que, plus qu’aux enrichissements son/images, etc., la singularité du projet tient aux différents registres de langue employés. C’est ce qui frappe… excusez-moi pour la métaphore !

– Merci, je suis dans les cordes ! sonné ! K.-O. debout ! Entre nous, c’est ce que je fais depuis plus de quarante ans, je monte plus que je n’écris, chaque fois que j’entends Jean-Jacques Schuhl parler de ses livres, je me dis, bon sang, mais c’est bien sûr, c’est ce que je fais ! Au présent de l’indicatif, au passé composé, au futur antérieur, à pied, à cheval et en voiture, je cite, je pille, je déconstruis, je rafistole, je coupe, je colle, je bricole, je ne veux pas être un, je veux être TOUT… essayiste, historien, poète, philosophe, pamphlétaire et même romancier.

• Vous n’avez tout de même pas l’impression que vous vous enfermez dans un sujet, que les gens vont dire : bon… encore la boxe… y en a marre !

– J’en suis bien conscient, mais il n’y a pas grand-chose que je connaisse mieux. Peut-être aussi que je n’écris pas vraiment sur la boxe, mais, comme je l’ai dit il y a vingt ans, sur le monde et sur ses ombres.

• Si vous n’aviez pas été payé par Grasset, et plutôt bien, que serait devenu Le Livre des mille et une reprises ?

– Il ne serait rien devenu du tout puisque je ne l’aurais pas écrit. En ce qui concerne le tarif, une fois tout bien calculé, j’arrive à un euro de l’heure, je ne connais pas grand monde qui dirait chouette ! si on lui proposait un euro de l’heure pendant cinq ans en échange d’un quart de page dans Madame Figaro. Encore heureux, Olivier Nora m’a fait cadeau de l’avance qu’il m’avait versée pour un autre livre, 12 000 euros, une espèce d’indemnité de licenciement.

• Pratiquement, comment ça se passe maintenant ?

– La bibliographie est d’ores et déjà accessible sur mon site : http://fredericroux.fr/wp-content/uploads/2023/06/Bibliographie.pdf  Début juin, j’envoie les trois premiers « chapitres » aux critiques (A-B-C), je les mets en ligne à partir du mois d’août à raison de trois « lettres » par mois. Le feuilleton finira donc le jour où je l’ai fait commencer, le premier avril.

• Encore un mot, choisir le taureau comme emblème, ça va vous rendre plus populaire encore que vous ne l’êtes… vous l’avez fait exprès ?

– Je n’ai pas foutu les pieds dans une arène depuis vingt ans, en revanche je suis toujours né un 25 avril, le taureau, c’est moi.

Entretien réalisé à Pau par Dominique Castéran

Alerte !

Bwana radote

Plus on avance dans la lecture de Mille et une reprises, plus on se rend compte qu’en fait il s’agit d’un livre “américain”.

C’est vrai. Cela tient à ce que la boxe est un sport américain. Statistiquement, cela peut se vérifier… si on prend la lettre L, la plus longue de cette livraison, on s’aperçoit qu’il y a plus d’une vingtaine d’entrées “américaines” et seulement neuf concernant des boxeurs d’une autre nationalité : deux Argentins, deux Mexicains, un Italien, un Anglais, un Ecossais, un Ukrainien et un Français, un brin gitan, d’ailleurs (Julien Lorcy)… mais il y a une pire disproportion si l’on se réfère aux boxeurs américains, au moins la moitié d’entre eux sont noirs, l’autre moitié étant composée d’immigrants, italiens, juifs et latinos. C’est une réalité à laquelle nous ne pouvons rien, Mille et une reprises est le miroir de la réalité, il est logique, arithmétiquement parlant, d’y retrouver ces disparités. Cela tient ensuite à ce que la “littérature de boxe” est un genre américain, manque de pot, j’écris en français, tout en ne prétendant pas vraiment écrire sur la boxe et en ayant les pires préventions à l’égard de la littérature américaine. Vous voyez le tableau ?

Je vois surtout qu’avec vous c’est toujours compliqué.

Vous êtes bien placée pour le savoir.

Effectivement. Revenons à nos moutons et surtout à votre position, vous êtes coincé, chéri.

En quelque sorte. Coincé dans ce qui semble être un “sujet” où je refuse d’être confiné et dans les “portraits” tracés qui sont presque toujours les portraits de laissés-pour-compte. Je me demande même si le désintérêt de l’édition, ne parlons pas – encore – de mépris, ne vient pas de là. L’enfant du placard mitoyen, la stigmatisée à mi-temps, le petit autiste, la violentée locale, quitte à s’apitoyer, on les préfère, sans doute, voisins-voisines de palier. C’est vrai aussi que mes nègres sont un brin lassants, pas plus variés que le blues… ça se joue sur trois accords : misère, violence, pègre… champion du monde ! et puis retour à la case sous-sol : Alzheimer, misère, mort du sujet. Pas bien gai, faut reconnaître, par certains côtés, désespérant. C’est là où je ne comprends d’ailleurs pas, ça devrait émouvoir Bénédicte et Chloé… macache bono ! elles me blackboulent alors qu’elles sont fans de polar, ça m’épate ! le polar, ça ne me semble pas particulièrement féministe pourtant ni vraiment hostile aux relents du patriarcat, sans compter que c’est écrit à la truelle et d’une complaisance obscène envers la violence testiculaire.

Vous êtes gonflé, vous n’allez pas non plus vous réclamer du féminisme !

Sans doute pas, je suis cisgenre 100% pur-goret, mais je vous fais tout de même remarquer… j’ai raconté l’histoire trente et six fois et je la raconterai autant de fois que l’on ne m’écoutera pas… au sujet de l’affaire Desiree Washington (la jeune femme pour le viol de laquelle Mike Tyson a été condamné à six ans de zonzon), j’ai d’abord pu constater que les frontières des jugements sur l’auteur et la victime d’un viol sont, pour le moins, biscornues. J’étais à New York à cette époque, lorsque j’ai évoqué l’affaire avec Martine Barrat dans sa piaule du Chelsea, elle m’a coupé la chique : “Cette salope a brisé sa vie !” Le lendemain, j’ai dîné chez Gallagher’s avec Bert Randolph Sugar, rédacteur-en-chef de The Ring, il a rugi : “Bien sûr que cet enculé l’a violée !” Ensuite, je ne veux pas me vanter, mais en France, j’ai été le SEUL à prendre le parti de la victime, tous les autres, depuis les journaux sportifs jusqu’aux thèses universitaire, se sont contentés de reproduire le discours crétin sur la Justice américaine, raciste, forcément raciste sans se préoccuper de la couleur de Desiree… noire, je vous le rappelle. Le pompon à Patrick Besson et son infect Viol de Mike Tyson.

Et vos positions sur la boxe féminine, c’est féministe, peut-être ?

Paradoxalement, oui. J’y suis opposé, pas en droit, les femmes ont tous les droits, mais je pense qu’en l’occurrence on confond équivalence et égalité. Que les filles aient le droit d’être aussi cons que les garçons, très bien ! c’est leur droit, mais vous m’expliquerez en quoi se foutre sur la gueule est un progrès de leur cause. Je vais, one more time, m’en référer à Bert Randolph Sugar, macho majuscule et moraliste d’envergure: “J’ai toujours pensé que les femmes voulant être égales aux hommes n’avaient aucune ambition”, je peux aussi, évidemment, vous citer Joyce Carol Oates qui, même sans Nobel, est inattaquable : “La femme qui boxe ne peut pas être prise au sérieux. Elle est parodie, dessin animé, monstrueuse.” 

Mouais ! En plus, je suis à peu près d’accord avec vous… la prochaine fois, on parle de littérature ?

Volontiers.

Entretien réalisé par Dominique Castéran
pour les éditions ¡anda !
https://fredericroux.fr/anda/le-livre-des-mille-et-une-reprises/
Pau, novembre 202

Plein la gueule !

Un écrivain doit savoir tout écrire.
André Breton

On pourrait profiter de la mise en ligne de Librairie pour parler “recettes”, non ?

Volontiers, mais faudra faire un tour par les cuisines d’abord…

Allons-y ! mais vite.

En 2016, je n’avais plus d’éditeur, Elisabeth Samama avait été virée de chez Fayard et je n’avais pas trop envie de travailler avec celle qui l’avait remplacée ; j’avais été exfiltré de la rue des Saints-Pères après que Jeanne Garcin, bombardée éditrice par Olivier Nora, eut trouvé qu’il y avait trop d’expression “orale” dans Alias Ali, ce qui, vous en conviendrez, ne manquait pas d’une certaine pénétration. 
Le 1er avril, j’ai envoyé un mail à Olivier Nora pour réintégrer Grasset en lui proposant un “abécédaire” sur la boxe. Ce que je ne savais pas, c’est 
que Vingt-six, la collection initiée par la fillotte de Jérôme Garcin, avait été supprimée, qu’elle était partie vendre des galurins et son complice, fabriquer des pompes, ma fine plaisanterie tombait à pic ! Je me suis retrouvé avec un gros chantier sur les bras et un à-valoir conséquent, de quoi être bêtement satisfait.

Ça vous arrive…

C’est vrai que, de temps en temps, je suis pas très malin.

Je sais… en l’occurrence, vous aviez, surtout, hérité d’une forme hyper-contraignante.

Tout à fait. J’essaie, d’ailleurs, de faire diversion de temps à autre en installant des dérivations vers le cinéma, la géographie, etc., mais comme je retombe automatiquement sur le même système, je ne sais pas si ces biais sont aussi efficaces qu’ils devraient l’être…

Décidément…

Les chemins de traverse créent du rythme, des espaces, mais du coup, le courant du texte colle trop à son fuckin’ sujet… en définitive, c’est peut-être moins foutraque que ça ne le devrait. Bon… c’est comme ça ou alors : tout serait à reprendre depuis le début, pour cela, il faudrait me refaire une cervelle nouvelle ! Il n’empêche que, même quand je suis un peu couillon, il y a un reste d’intelligence qui attache au fond et la forme abécédaire ne me déplaisait pas. Pour tout un tas de raisons, la première étant que le Larousse illustré en 7 volumes a été mon livre de chevet pendant toute mon enfance, que j’ai rêvé des heures sur les planches illustrées : les blasons, les drapeaux, les uniformes, les fleurs, les fauves, mais que j’y ai aussi acquis un mode de lecture particulier, en zig-zag, sautant du coq-à-l’âne avec un goût particulier pour le fragment. Je n’étais donc pas mécontent d’écrire un dictionnaire, on n’en a pas l’occasion tous les jours, il me semblait que c’était un défi d’importance et que la
 forme pouvait me convenir. Depuis Copié/Collé*, je tourne autour de cette question de l’hétérogène, du patchwork, de l’entreglose, du sampling et du livre “total” ; incognito, j’avais réussi mon coup avec Alias Ali qui est une version “commerciale” de Copié/Collé, je me suis dit que c’était le moment ou jamais d’y aller carrément.

Il n’y a pas que la lecture qui peut se faire “à sauts et à gambades”, l’écriture aussi.

L’un va avec l’autre. En l’occurrence, je peux m’en donner à cœur joie et emprunter tous les genres, tous les modes d’écriture possibles et imaginables, pourvu que ce ne soit pas celui du “roman”. S’il fallait, d’ailleurs, me trouver une faiblesse “technique”, ce serait celle-là, même dans mes livres qui s’en rapprochent le plus comme L’hiver indien, je ne brille pas particulièrement par mon imagination ni par mon sens de l’intrigue. Pour le reste, comme disait Red Smith à son propos : “Je suis pas Mozart, mais je suis dans le haut du tableau”…

Hein ? 

J’ai pas d’attachée de presse, chérie ! alors, les compliments, je me les sers moi-même… sinon, je peux toujours attendre. Je continue (imperturbable)… tout cela sans compter que, comme je suis paresseux, je pensais pouvoir reprendre une bonne partie de ce que j’avais déjà écrit sur Tyson, sur Hagler, sur Ali, ce qui serait autant de gagné, mais ce livre est un labyrinthe, tu crois en sortir, tu t’y enfonces !

On aura l’occasion de revenir sur le sujet, parlez-nous de cette livraison où tout le monde en prend pour son grade.

Seulement ceux qui le méritent à mes yeux. Je ne serais pas mécontent, par exemple, si l’on arrêtait de citer l’Histoire de la boxe d’Alexis Philonenko comme un ouvrage de référence alors que c’est un tissu d’âneries, mais pour le reste, même si je suis obligé de renvoyer à mon « œuvre » plus que d’ordinaire, 
y compris pour me féliciter d’avoir fait publier Quinze rounds d’Henry Decoin à L’Arbre vengeur, je donne un tas de pistes sur un tas d’écrivains, malheureusement souvent anglo-saxons et malheureusement quelquefois non traduits, dont Morley Callaghan est l’exemple majuscule… malgré mes efforts, aucun éditeur ne s’est enfin décidé à traduire That Summer in Paris, bien meilleur que Paris est une fête d’Hemingway.

Qui en prend pour son grade…

En tant que boxeur et en tant que personne, mais pas en tant qu’écrivain… je lui décerne même le titre, purement honorifique, de Champion of the Word !


* écrit en 1978 (refusé partout), publié en 2005 (Mamco, Genève)

Entretien réalisé par Dominique Castéran
pour les éditions ¡ Anda !
Le livre des mille et une reprises
Pau, décembre 2022

PATCHWORK

https://www.youtube.com/watch?v=w_-YbWHs6DE

On s’est quittés en parlant d’un « genre », la biographie orale dont vous dites être l’un des seuls exemples français

Sinon le seul. 

Vous n’allez pas dire que vous avez aussi inventé les miscellanées.

Bien sûr que non, en revanche, c’est l’une des formes que je préfère comme tout ce qui s’en rapproche : les brèves de comptoir, les Telex, les dépêches, les aphorismes, les nouvelles en trois lignes de Felix Fénéon, tout ce qui a à voir avec le fragment, tout ce qui scintille, tout ce qui clignote ! Quand j’y réfléchis, ça vient sans doute de mon enfance. Le TEXTE, je l’ai découvert en lisant le Larousse en 7 volumes et il n’y a rien de plus propice à la dérive et aux rêves qu’un dictionnaire feuilleté au hasard par un enfant sans réelle volonté de savoir, d’organiser son savoir ou son imaginaire, un enfant qui tousse qui plus est, qui n’a donc pas de souffle. Cela donne, évidemment, une image fragmentée du monde, loin du récit, loin du roman, loin des intrigues qui les structurent et donnent un sens à ce qui n’en a pas réellement. Tout ça vient de très loin et ça fait très longtemps que je m’en soucie littérairement parlant. Dès la fin des années 70, dès la préface de Copié/Collé, je parle de l’hétérogène qui, d’après moi, fonde la modernité, encore davantage dans sa version post- et encore davantage aujourd’hui où personne ne peut se vanter ni de tout savoir ni de tout connaître, ni d’avoir tout vu, tout entendu, tout compris et où chacun n’accède qu’à des fragments pixelisés du savoir comme de la réalité. Nous en sommes d’ailleurs à un point de bascule, il n’y en a pas pour très longtemps avant que l’intelligence artificielle soit plus intelligente que nous ne le sommes… ce ne sera pas sans conséquence sur la chose écrite. La traduction automatique remplacera les traducteurs, elle les a déjà remplacés chez bon nombre d’éditeurs et les lecteurs n’y voient que du feu, ils en redemandent même pourvu que ça se passe dans le Montana juste avant MeToo, il n’y aucune raison que les algorithmes n’accouchent pas bientôt de romans aussi intéressants que ceux qui se publient à l’heure actuelle… franchement, ça doit pas être très compliqué pour un type sortant d’un IUT !

Vous remplacer non plus, vu la façon dont vous procédez.

C’est là où vous vous trompez, la littérature ménagère, c’est une phrase après l’autre et recommencer, la littérature régionale, c’est une phrase après l’autre et recommencer, les écrivains ne s’en rendent pas compte, ils se croient originaux, seuls au monde, mais ce qu’ils écrivent a déjà été écrit trente et six fois, ici ou bien ailleurs, un peu mieux, pas beaucoup plus mal, le mois précédent, la semaine d’avant ou il y a cinq siècles. Ce sempiternel papier peint s’assortit à la critique actuelle : je raconte l’histoire, démerdez-vous avec ! la culture Wikipédia, tout y est, sauf le point de vue. Vous m’avouerez que, maintenant, si vous avez vu la bande-annonce, vous avez vu le film, si vous avez lu le quatrième de couverture, vous pouvez vous dispenser de lire le bouquin.

D’accord, mais excusez-moi d’insister, votre méthode est encore pire… je couds les chiffons les uns aux autres et hop ! la couverture, hop ! le manteau de toutes les couleurs… Dolly Parton le trouve joli, ça la regarde, mais vous avez vu comme elle est attifée ?

C’est pas Coco Chanel, je vous le concède, mais c’est pas Zara non plus !

Ce n’est pas ce que je voulais dire… la maman de Dolly, les chiffons, c’est dans un certain ordre qu’elle les assemble.

Evidemment, le hasard est mauvais conseilleur, il ne produit pas du bon à tous les coups… ceux qui soi-disant déconstruisent, c’est juste qu’ils sont infoutus de construire. Je vous concède aisément que les objets-littéraires-non-identifiés pèchent un peu question lisibilité, j’irais même jusqu’à vous confier qu’ils sont presque toujours chiants comme la pluie lorsqu’ils ne sont pas carrément illisibles… j’ai eu ma période cut/up, Burroughs, Pélieu, faut lire ça à vingt ans, plus tard, c’est difficile, il n’y a pas grand-chose à sauver, comme de ce que l’on écrit sous produit, sur le coup, c’est génial, le lendemain, c’est ce que c’est… nul ! Et puis, il n’y a pas de raison que là non plus il n’y ait pas des bons et des mauvais… en art, même limonade servie en perfusion ! « Mon gosse pourrait en faire autant »… d’accord ! le problème, c’est qu’il ne le fait pas et que s’il y arrivait, il ne l’aurait pas fait exprès. Pour en revenir à ma méthode, elle n’est pas pire, elle est plus risquée… c’est de l’horlogerie de précision… du coucou suisse avec Patek Philippe au mécanisme !

C’est peut-être ça votre problème… ça et puis tout un tas d’autres trucs bien sûr.

Ça quoi ?

On croit vous situer quelque part du côté de Philippe Djian ou de James Ellroy, alors qu’en réalité vous en êtes très éloigné.

Putain, oui ! aux antipodes, mais en même temps je ne suis pas très proche de la bande à POL, de radio Minuit, des zozos d’Inculte, des prétentieux de Verticales… Pas de lobby pour me soutenir, j’ai pas fait Normale-sup’, je n’ai pas été mao, dans le Sud-Ouest, ils croient que je suis né à Pigalle, à Saint-Germain, mon accent les fait sourire, je suis toujours à côté, marginal, pour de bon, mais involontairement, mainstream, mais pointu… belge ! Pour résumer la situation, mon vol n’est pas réglé, je suis un écrivain pour artistes et un artiste pour écrivains, ce qui autorise les uns et les autres à m’ignorer.

Et c’est parti la mélopée ! Revenons-en plutôt aux Miscellanées mises en ligne aujourd’hui.

Pour l’occasion, je peux vous dire qu’elles sont jetées comme on jette les baguettes du Mikado au début d’une partie… là où ça tombe, comme ça tombe, c’est bon, on touche plus.

C’est donc n’importe quoi.

Comme les all-over de l’ami Pollock, oui et non. Oui, il n’y a aucun effet de style, pas de court-circuit voulu ni de collision arrangée, c’est au lecteur de donner un sens à ce qu’il lit, comme il veut, dans l’ordre, du début à la fin ou alors en zigzag, de la même manière qu’il peut lire Mille et une reprises dans le désordre ou dans l’ordre qui est le sien. Pour une fois le client est libre de se déplacer comme il l’entend et de toucher ce qu’il veut, tout ça pour pas un rond… il serait regrettable qu’il me le reproche. Dédale et farandole, le chaland rigolard prisonnier dans un labyrinthe zazou, le Palais des glaces de la foire à Neu-neu… manque juste la barbe à papa !

On compte sur vous…

Et sur la play-list à venir en février pour se remuer les fesses.

entretien réalisé par Dominique Castéran
pour les éditions ¡ Anda !
https://fredericroux.fr/anda/le-livre-des-mille-et-une-reprises/
Pau, janvier 2022

© Philippe Mayaux

Vous devez être ravi de cette livraison, on y parle de vous… de vous en boxeur. L’heure de gloire est arrivée !

J’abuse pas ! la première page de ma licence et c’est à peu près tout… il n’y a pas de quoi, d’ailleurs ! On ne peut pas dire que ma carrière ait été extrêmement brillante, au début j’ai pu me croire doué, la suite m’a prouvé que ce n’était pas le cas et que, de toutes les manières, ce n’était pas suffisant. Je parle un peu aussi de gens que j’ai croisés : Edmond Saez, d’après qui, pour peu que je lève mon gauche, tous les espoirs m’étaient permis, je n’ai jamais réussi à le lever, Maurice Sandeyron qui trouvait mon cross du droit parfait, je vous laisse juge du résultat, non, ce qui me satisfait davantage, c’est la playlist. A partir de L’hiver indien, j’ai tanné mes éditeurs en leur proposant de joindre une playlist ou un Cd à certains de mes livres, ils cavalaient, aussitôt, dans les couloirs en glapissant : « Les droits ! les droits ! »… à tel point que j’ai fini par renoncer, aujourd’hui je prends ma revanche et j’en suis bêtement satisfait, 
en tous les cas, plus que de ma carrière sur le ring.

C’est aussi l’occasion pour vous d’introduire de la fiction pure, qui plus est déjà publiée.

Et chez Gallimard, ma chère ! rien que ça. Post-scriptum est la version revue et corrigée de P.-S que j’ai publiée dans la Noire à la suite de la réédition en 1995 de Lève ton gauche ! par Son Insuffisance Raynal. Ce sont trois textes censés raconter ce que j’ai fabriqué dans le milieu une fois les gants raccrochés… moi en corner man, moi en journaliste sportif… des fois, c’est vrai, des fois pas, c’est la fiction camarade ! ou ce qui y ressemble. En tous les cas, ça vient rompre le rythme un peu militaire de l’ordre alphabétique.

C’est, aussi, un retour sur vos « jeunes années », celles où vous flirtiez avec le roman.

Je n’écrirais plus ça, plus comme ça, et je n’ai jamais conclu avec le roman. Je n’en ai jamais réellement écrit, exception faite de L’hiver indien. Preuve que le public est, plus que jamais, attaché à cette forme, c’est ma plus grande réussite éditoriale. Paradoxalement, je considère que c’est mon pire échec, toutes éditions confondues, le livre s’est vendu à plus de 10 000 exemplaires, mais je l’avais bâti pour dix fois plus et il aurait dû faire dix fois plus, être traduit en une douzaine de langues et adapté par Hollywood… macache bono ! Youpi les Saints Pères ! En fait, je ne suis pas très doué pour le roman qui me le rend bien, de toute façon, c’est un genre qui ne me plaît pas vraiment.

Pourquoi ?

C’est un genre clos.

C’est pourtant, aussi, pour beaucoup, le genre le plus ouvert qui soit… et de beaucoup.

Pas vraiment. On peut lui faire subir les pires outrages et certains ne s’en sont pas privés, mais on aura beau le tourner et le retourner dans tous les sens, il s’agit de raconter une histoire, mais des histoires, comme disait l’autre qui se considérait, d’ailleurs, comme un chroniqueur plus que comme un romancier, il y en a plein les journaux et plein les commissariats… ça part, toujours, d’un présupposé irréaliste alors que ses partisans nous tannent avec le réel : le monde a une fin, serait-elle ouverte, il a un sens, n’en aurait-il aucun. En ce qui me concerne, ça ne m’intéresse pas. Je suis persuadé qu’en travaillant j’y arriverais, j’ai eu des projets allant dans ce sens, un roman sur l’exploitation du gaz de schiste dans le Dakota, un autre sur le meurtre d’un ours dans les Pyrénées, mais j’y ai renoncé, pas seulement parce que je n’ai pas beaucoup d’imagination, que je ne suis pas doué outre-mesure pour l’intrigue obligatoire et ses rebondissements téléphonés, mais pour une question de fond, le roman, aujourd’hui, aussi moderne soit-il, est fondamentalement réactionnaire.

Vous n’êtes pas particulièrement progressiste.

Peut-être, mais je suis de mon temps. Les amours contrariées de Pacôme et d’Adèle, il y a des téléfilms pour ça, des émissions de téléréalité pour ça ou des soirées entre potes… « Quelle salope quand même l’Adèle ! » « Et Pacôme, il est pas un peu con, peut-être ? », mais moi, j’en ai rien à secouer de Pacôme et d’Adèle, de leur machine Nespresso qui est tombée en carafe un week-end et de leur grand-mère qui a passé l’arme à gauche, surtout si leur minuscule existence est racontée comme Roudoudou et Rikiki les belles images au bambin qui veut pas s’endormir. Amis du polar… bonsoir ! les sagas me les scient, l’auto-friction ? pas question ! je préfère les essais, les biographies, les entretiens avec, le Bon Coin ou alors, carrément, la poésie. Voilà !  

Bon

Je vous sens déçue.

Pas vraiment, mais disons, un peu… comment dire ? frustrée.

Il ne faut pas, rien que dans cette livraison, prenez Bradley Rone, prenez Bruce Strauss ou Brian Sutherland, ce sont des personnages romanesques formidables avec des histoires formidables à la clef, et je ne vous parle même pas de Sonji Roi, de Piaf ou de Picasso et, si ça vous lasse, que l’odeur et le goût vous semblent trop forts, il vous reste la playlist pour danser.

Merci, j’aime beaucoup danser, mais pour le reste, ce ne sont que des fragments.

Certes, mais ce sont ces fragments qui font le texte et j’écris quoi ? J’écris UN texte, pas un roman ou alors LE roman tel qu’il sera pratiqué dans quelques années… un trans-roman.

Bon ! alors, la prochaine fois, on parlera de ce soi-disant « trans-roman » et de ce qu’il doit aux « fragments ».

Volontiers.

Entretien réalisé par Dominique Castéran
pour les éditions ¡ Anda !
Le livre des mille et une reprises
Pau, février 2023

L’auteur (s’)explique

« Il est inévitable, par conséquent […] que l’avènement du numérique 
ait à son tour un impact aussi profond sur les formes présentes et à venir,
sur nos modes d’appréhension du réel et sur ses représentations,
sur les pratiques qu’ils ouvrent et sur les connaissances qui les irriguent. »
Mathieu Larnaudie

Alors, cette histoire de « trans-roman », vous pouvez mieux expliquer ?

Je peux essayer. D’ailleurs, en fait, trans-roman, on peut faire l’impasse de suite, il faut bien admettre que, 
depuis mes débuts, le roman est un genre que j’ai toujours évité, enfin… disons esquivé, j’aimerais autant parler de trans-textuel ou de trans-livre à propos de Mille et une reprises. L’important n’étant pas le deuxième terme, mais le premier, c’est comme trans-sexuel d’ailleurs, le sexuel, on s’en fout ! ce qui est important, c’est trans, ce qui passe au travers et ce qui tient d’une catégorie et de l’autre. Je crois que c’est clair en ce qui concerne Mille et une reprises,
 pop-objet n’appartenant pas à un genre littéraire déterminé, mais qui emprunte à tous ceux qui existent, à tous ceux qui peuvent être clairement repérés : c’est de l’histoire ? oui, mais non ; c’est de la sociologie ? oui, mais non ; de l’anthropologie ? oui, mais non… ainsi de suite ! Et je ne parle pas seulement du texte, je parle d’un texte tuné, même au niveau de « lalangue » comme disent ceux qui feraient mieux de l’avaler, c’est déjà pas simple, mais il y a de l’image aussi, il y a du son, il y a tout ce dont les textes se privent, tout ce qu’ils abandonnent au bord de l’à-valoir…

De manière moins « publicitaire », on pourrait parler d’hybride.

Pourquoi pas… de chimère aussi ou 
d’excentrique zigzag, bâtard pour l’impureté, hétéroclite pour l’aspect foutraque. L’écriture, aujourd’hui, ne doit pas se dispenser de prendre en compte ce qui advient ailleurs, le cinéma a changé le regard, la photo a changé la peinture, on peut regretter sa belle fluidité : « La Marquise sortit à 5 heures, après s’être fait gamahucher par son palefrenier, elle est rentrée avant l’heure du dîner », mais le long fleuve tranquille est en crue, le collage, le montage, Internet sont venus à bout de son flux majestueux. Ce que l’on nous vend aujourd’hui pour de la littérature, tous ces contes faits pour nous bercer avant de nous endormir sont hors sol complet ou, plutôt, la manière dont on nous les raconte… prout-prout – catleya, c’est ronron, crincrin et compagnie ! La discontinuité est passée par là avec ce qui l’accompagne, la rupture, les ruptures : rupture de temps, rupture de ton, rupture de genre, rupture de style. Le cinéma nous a familiarisés avec ces effets, aujourd’hui tout ce qui nous vient de l’informatique bouscule notre manière de traduire la réalité, Michel Denisot suit l’actualité sur Twitter comme il la suivait, auparavant, sur les dépêches AFP. Je n’ai pas pour autant l’impression d’inventer un genre, je ne propose pas l’Apocalypse non plus (depuis Pau*, ce serait gonflé), je propose ce dont je dispose et ce dont je dispose, ce sont les blogs, les réseaux sociaux aussi bien que les ruptures proposées, il y a des siècles, par d’autres que moi : Sterne, Mallarmé, Céline, Wolman, Dada et patin et couffin.

Vous n’allez tout de même pas me dire que vous êtes un classique.

Mais j’écris de manière tout à fait classique, Jean-Jacques Schuhl revendique perpétuellemen son usage de la colle et des ciseaux, je fais en sorte que l’on ne voie ni l’une ni les autres et pourtant, j’en vide des tubes, j’en use des lames… le livre dont il rêve après Flaubert, entièrement composé de citations, je ne suis pas très loin de l’avoir réalisé… et plusieurs fois encore, l’as du copié/collé, c’est mézigue, pas lui. Résultat des courses, il décroche le Goncourt et moi je l’ai dans l’Obs, je pleure misère… misère ! misère ! Je ne vais pas courir le risque du ridicule en me présentant comme un précurseur, mais je vous parie que ce que je fabrique sera validé par l’usage. Les 
Encyclopédia Universalis jonchent les étagères,
encombrent les trottoirs, le genre encyclopédique n’est pas mort pour autant, il ne s’est pas amélioré, il a changé… radicalement, Wikipédia l’a tuer !

Le risque de tout cet appareillage, le son, l’image, n’est-il pas d’en rester à l’illustratif ?

Tout à fait. Je dois avouer que pour Mille et une reprises, c’est presque toujours le cas, je le déplore, c’est une insuffisance technique de ma part, je ne suis pas un as de l’informatique, Photoshop, 
je patauge ! j’ai même pas de portable. C’est un peu moins littéral sur mon blog, mais guère… les kids se chargeront de faire mieux.

Après, l’air de rien, vous être vanté d’être un précurseur, vous vous voyez en chef de file peut-être ?

N’allons pas jusque-là, j’ai tiré un trait sur la reconnaissance, j’ignore pourquoi, mais la critique m’évite… ma gloire sera posthume, à bientôt quatre-vingt balais, je m’y suis fait.

C’est, peut-être, que vous n’êtes pas très sympathique.

Sans doute ou alors, 
c’est une hypothèse plus probable, que les critiques ne font pas leur boulot, je peux les comprendre, ils sont occupés ailleurs… Tuil (comme son nom l’indique) ! 
Kérangal ! Gallmeister ! Nicoud ! Coulon ! Moudiano et moi ! Le Cléziozio ! Beigbeder des der ! Lambron-petit-patapon ! Orsenna qu’un œil ! Vendôme ! Vendôme ! Cornegidouille, les mangre-merdre à la trappe !

Calmez-vous Père Ubu ! 

Un dernier point encore, pour cette livraison, j’ai joint Vu d’en bas, deux textes de « simili-fiction » dont le premier sur un sujet épineux, Olivier Nora le trouvait « rancuneux », je vous laisse juge. La maison ne reculant devant aucun sacrifice, entrée Stories, j’ai intégré Comptés debout 
dont L’Arbre vengeur a publié la version papier, il ne me semble pas que la critique se soit jetée dessus à l’occasion de sa parution et pourtant, là encore, du Fénéon mâtiné de Gourio twitté, il y aurait eu, même pour des pallotins, de quoi s’en tirer le jus du crâne. 

Vous voulez toujours avoir le dernier mot.

On est snob ou on ne l’est pas et je le suis, pour une fois, je me contenterai de l’avant-dernier.

Mouais…

* Notons toutefois que Lautréamont et Debord y ont étudié et que Cécile Guilbert y est née.

Entretien réalisé par Dominique Castéran
pour les éditions ¡ Anda !
Le livre des mille et une reprises
Pau, mars 2023

19/04

Debriefing

« Personne n’a le temps de lire »
Quentin Tarantino

Alors, c’est fini ?

Il semblerait… enfin, pas vraiment, l’un des avantages de l’affaire, c’est que je peux encore intervenir. C’est l’une des supériorités du « dispositif », le papier, les corrections achevées, c’est terminé, noir sur blanc, définitif, là, si je veux, je peux.

C’est un désavantage aussi, non ?

Pourquoi ? Si j’ai fait une erreur, si l’actualité le veut, si un nouvel Ali surgit, il aura droit à son entrée, je peux ajouter, retrancher, je fais comme je l’entends.

Une sorte de work in progress en quelque sorte.

Si vous voulez.

Avez-vous déjà pu tirer quelques enseignements de la publication de Mille et une reprises ?

Quelques-uns. Le premier point, et il est positif, c’est que c’est, enfin, FINI et que le résultat me satisfait plutôt. Evidemment, j’aurais eu un graphiste à ma disposition, je saurais moi-même me servir des logiciels adéquats, ce serait encore plus satisfaisant, j’aurais pu varier les plaisirs au niveau de la mise en page, alors que là, c’est un peu sec, un peu raide, un peu trop proche du livre, pas assez « installation ». Le deuxième aspect positif, c’est la fréquentation, ce ne sont pas des dizaines de milliers de followers qui se sont précipités sur le site, mais suffisamment, beaucoup plus, sans doute, que de lecteurs qui auraient acheté le « livre » en librairie…

Si l’accès au site avait été payant, ce n’aurait  pas été la même chanson.

Sans doute, mais la gratuité faisait partie du geste. Pour la suite des opérations, on verra… 
pour que ce soit vaguement rentable, il faudrait que je mette sur place tout un appareillage technique, Playpal et compagnie, j’ai la flemme rien que d’y penser. N’oubliez pas que dans ce cas précis, j’avais touché 25 000 euros de Grasset, j’aurais touché des clopinettes, je ne me serais pas aventuré dans le labyrinthe, mais que Mille et une reprises soit disponible virtuellement n’a pas posé trop de problèmes. Evidemment, il y a des gens, 
la plupart lisant sur écran, pour regretter qu’il n’existe pas de version papier… Après tout, si scroller les fatigue, ils chargent tout sur une clé USB, ils font le deuil des liens et ils se font imprimer un livre sur mesure, ils pourront tout choisir, depuis le format, le papier jusqu’à la police de caractère et la couv’.

Alors, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ?

Pas complètement. Le « virtuel » a des tas d’avantages, mais aussi quelques inconvénients, moi-même, comme les types de ma génération, j’ai une liseuse dont je ne me sers pas, sauf que, dans quelques années, le papier aura quasiment disparu comme le microsillon et le Cd, on ne va pas revenir là-dessus, 
Bret Easton Ellis est plus radical encore, quand on lui demande si les millenials liront encore des romans, il répond qu’ils ne lisent déjà plus. Je regrette 
autant que vous la disparition d’un monde ancien, celui où les Porsche avaient deux portes… ne vous méprenez pas, j’aime les livres, mais je ne m’apitoie pas, j’essaie de trouver des solutions, j’écris sur un ordinateur, je n’ai pas de smartphone, mais j’ai un appareil-photo numérique, je m’adapte… je préférais le son du vinyle à celui du Cd, mais quand les nouveautés ont cessé d’être éditées en vinyle, j’ai acheté un lecteur de Cd (dont je ne me sers plus), 
je fais pareil que Picasso : « Quand je n’ai plus de rouge, je mets du bleu. » 

Vous concédez qu’il y a quelques inconvénients sur la forme adoptée, il y en a-t-il d’autres ?

L’accueil critique, évidemment ! Si l’on excepte mes deux supporters Internet : Antoine Faure et 
Nicolas Zeisler qui avaient, déjà, chroniqué certains de mes livres et pas seulement ceux dont le sujet est leur centre d’intérêt : la boxe, 
Philippe Ducat dans Artpress et Guillaume Gendron dans Libération, walou ! nib de nib ! silence radio ! Bien sûr, je ne m’attendais pas à une pleine page du Monde (je l’ai déjà eue… un jour de grève !), ni à la couv’ de Télérama, ni au Figaro littéraire, ni à un dossier du Matricule des anges, ni aux hebdos polychromes, ni à être invité à la télé, à la radio et tout le toutim, mais RIEN, tout de même… surtout que, pour les critiques, il y avait deux angles possibles : le texte et le canal utilisé, en lieu et place, ils ont tiré à blanc… en plein milieu. Les médias « sportifs », c’est encore autre chose, j’aurais pu penser qu’ils allaient, au moins, faire passer l’info… que dalle ! Pravda ! camarilla stal et socio-cul ! le gâteau est tout petit, on le garde pour nouzigues, on s’empiffre et on se congratule. C’est vrai que les uns et les autres ne savent pas trop ce que je fabrique… biographe ? essayiste ? romancier ? 
artiste pour écrivains ? écrivain pour artistes ? et puis la boxe, merde à la fin ! Au coin l’auteur, privé de confiture ! Ils ne se sont pourtant pas privés de me traiter d’écrivain, « un poing, c’est tout » et même de « grand écrivain » tout court, comme je suis vaniteux, donc crédule, j’ai eu tendance à les croire, je pensais avoir une petite légitimité, il semblerait que non, à moins que la nouveauté du bastringue ne les ait estrancinés ou que ma réputation d’effroyable mauvais coucheur l’ait emporté sur la curiosité. Là aussi, d’ailleurs, c’est bizarre, je suis plutôt sympa comme type, non ?

Sympa n’est peut-être pas le terme exact, mais je ne suis pas très objective, au cas où vous l’auriez oublié, je vous rappelle que ça fait plus d’un demi-siècle que je couche avec vous.

C’est vrai.

Vous leur en voulez ?

Même pas, c’est leur problème plus que le mien. Je n’étais pas de leur monde, il semblerait que je ne le sois plus du tout. Cela fait déjà quelque temps que je parle de moi au passé.

Et maintenant ?

J’avais l’adaptation et le scénario de Lève ton gauche ! qui faisaient la sieste au fond de mon disque dur, je vais m’en occuper. J’avais envoyé le manuscrit de Lève ton gauche ! par la Poste, il a été réédité deux fois, alors le cinoche, les César, pourquoi pas ? on va voir le résultat…

entretien réalisé par Dominique Castéran
pour les éditions ¡ Anda !
https://fredericroux.fr/anda/le-livre-des-mille-et-une-reprises/
Pau, 18 avril 2023

Entretien avec Nicolas Zeisler pour Culture Boxe

Depuis septembre, Frédéric Roux met en ligne sur son site, lettre par lettre,le livre des Mille et une reprises, une sorte de monstre hybride qui vient tout à la fois englober et dépasser les « ouvrages de référence » sur la boxe. 

Et pourtant, à l’instar de Lève ton gauche !, Alias Ali et La classe et les vertus – tous lus, appréciés et chaudement recommandés sur ce site -, la boxe n’est qu’un prétexte pour écrire  sur « la peur , le courage, ce que veut dire d’être un homme, le monde et ses ombres ». 

« L’un des écrivains les plus injustement méconnus de sa génération », d’après L’Arbre Vengeur (peut-être son dernier éditeur car Frédéric Roux dit avoir tourné le dos à l’édition conventionnelle et prévoit de rééditer certains de ses textes sur internet et via les éditions ¡anda!), nous a fait l’amitié de répondre à quelques questions. 

Cultureboxe : Vous dites que Mille et une reprises n’est ni un dictionnaire, ni un abécédaire, ni une encyclopédie. C’est quoi alors ?

Frédéric Roux : Effectivement… rien de tout ça, peut-être même pas un livre ! Mille et une reprises est un monstre, pas seulement par sa dimension (plus de mille pages, bientôt presque deux mille, si je continue à bricoler), mais aussi par sa forme. C’est une chimère, un objet hybride qui tient du texte, un texte, vous l’avez compris, n’appartenant pas à un genre déterminé mais à tous les genres disponibles (essai, histoire, fiction, autofiction, non-fiction, aphorismes, pamphlet, pastiche, etc.), annexant aussi du son et des images. Pourquoi autre chose, autrement ? Eh bien, je constate que mes estimés collègues manquent un brin d’imagination, ils respectent, scrupuleusement, les conventions les plus essorées : un livre, c’est une histoire d’à peu près 250 pages pouvant obtenir un prix littéraire, si ça raconte une histoire d’adultère bourgeois en banlieue proche, si Alzheimer rôde, c’est encore mieux… je leur laisse, ça ne m’intéresse pas ! Il se trouve que l’époque a changé, que les éléments permettant de dépasser ce genre sont à la disposition de tout le monde. Les “modes de lecture” se sont transformés, beaucoup de gens lisent sur écran alors que presque plus personne, si ce n’est les retraitées de l’éducation nationale, n’achète de livre papier. Pourquoi donc ne pas proposer aux jeunes gens qui visionnent des films tournés en Cinémascope sur des écrans format carte postale ce que la technologie autorise ? Le cinéma est devenu parlant lorsque la technique l’a permis, il n’y a plus grand monde pour regretter que le cinéma muet ait fini aux oubliettes ! Le temps du livre est dépassé, je ne suis sûrement pas le premier à tenter le coup, disons que je suis l’un des premiers… peut-être, parce que dans une autre vie j’ai été artiste de style avant-garde, ai-je eu plus de facilités que d’autres pour opérer cette transition. Voilà ! Mille et une reprises est “trans”. Aujourd’hui, c’est monstrueux, demain, ce sera la mode, après-demain, ce sera la norme.

Les écrivains qui ont un peu boxé (Gardner, Toole…) conservent une tendresse particulière pour la boxe des bas-fonds, celle des coups trop larges où le courage prime sur la performance. Votre premier livre, Lève ton gauche ! et la place donnée aux seconds couteaux dans le dernier, Mille et une reprises, semblent plutôt aller dans ce sens. Pourquoi ?

Parce ce que ce sont ceux qui font l’épaisseur du tissu narratif. Les champions, on connaît tous plus ou moins, à quoi bon répéter (sans s’en priver pour autant) ce qui a déjà été dit mille et une fois sur Marcel Cerdan ? Les seconds couteaux, les challengers, les prétendants, c’est déjà moins évident, les figurants, n’en parlons pas ! Emanuel Augustus, Shazzon Bradley, Billy Collins Jr, Bradley Rone, ce sont ceux-là qui m’intéressent, pas seulement parce que leurs destins sont tragiques, mais parce que leurs vies sont follement romanesques… et que, par la même occasion, l’adultère bourgeois peut aller se torcher, et la mort du Covid de la grand-mère avec ! Les seconds rôles sont là pour faire briller les stars, les tomato cans font exister les champions, sans oublier les satellites qui donnent sa profondeur à l’ensemble : les managers, les entraîneurs, les cinéastes, les arbitres, les photographes, les promoteurs et même les écrivains. La boxe est un monde rendu visible par tout un mundillo. Et puis, sur plus de mille pages, il fallait bien rendre hommage à tous ces laissés-pour-compte, et à mes copains aussi, avec lesquels j’ai partagé quatre ou cinq ans de ma vie.

Après Alias Ali, Tyson le cauchemar américain et La classe et les vertus, le livre des Mille et une reprises est-il, lui aussi, un livre américain ?

Croyez bien que je le déplore, mais il faut bien constater que la boxe est un “sport” américain, et ce de plus en plus ; en Europe, la boxe a quasiment disparu, en France, les réunions se font aussi rares que les rencontres de polo-vélo. Cela sans compter que, par tradition (Hemingway, Mailer, Schulberg), ceux qui écrivent à son propos sont, presque toujours, américains. Je suis une exception culturelle, vous l’avez sans doute remarqué, j’écris en français véhiculaire, mais croyez-moi, j’aimerais bien ne pas en être une. Le cul entre deux chaises… “Mais qu’est-ce qu’il fabrique à la fin ? ” “Vous n’allez pas me dire – non plus – que ce type privilégie l’humain ?” Ce n’est pas une position très confortable.

Dans La classe et les vertus, vous racontez un monde en train de disparaître, celui de Marvin Hagler, de l’industrie, de l’effort et de la sueur, au profit des paillettes et de la société du spectacle. De nos jours la violence est de plus en plus insupportable au bon citoyen. Prenez-le comme un compliment : la boxe et vous, vous faites plutôt partie de l’ancien monde. Mille et une reprises, c’est un peu le baroud d’honneur du monde d’hier ?

Mes autres livres, c’est du pareil au même. J’écris sur ce qui va disparaître ou qui a déjà disparu : la campagne, le goret nourri au rata, le prolétariat, les 45 tours, les tomates, la bravoure ; la boxe disparaîtra comme la corrida, ce sont des cruautés qui n’ont plus cours. Rassurez-vous, d’autres prendront leur place… pas moins cruelles, je le crains. Le paradoxe, c’est que, bien que faisant effectivement partie de l’ancien monde, j’essaie d’écrire de façon plus contemporaine que les adeptes du nouveau.

D’habitude, vous avez plutôt la dent dure contre Arthur Cravan. Malgré cela, je suis presque tenté de dire qu’il y a un air de famille : vous distribuez le livre des Mille et une reprises dans une charrette de quatre saisons digitale et vous avez comme lui l’ambition de ne pas être un mais tout : essayiste, historien, poète, philosophe, pamphlétaire, romancier… Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Vous vous trompez, j’ai beaucoup d’estime pour Arthur Cravan, sa vie, son œuvre et je me souhaite la même reconnaissance posthume. J’en ai beaucoup moins pour ses zélateurs et pas du tout pour sa carrière de boxeur qui est aussi proche de zéro que la mienne. En tous les cas, j’aime beaucoup votre image de la charrette à bras numérique, je regrette de ne pas y avoir pensé avant vous.

Cinq ans de travail, plus de deux millions de signes… D’une certaine manière, vous avez « fini » la boxe. Et maintenant ? La boxe, c’est terminé ? On ne vous y reprendra plus ?

Je ne sais pas… il ne faut jamais dire jamais ! Ne perdez pas de vue que j’ai 75 balais, alors j’en ai, peut-être, bientôt terminé avec l’existence tout court… mon “œuvre” est derrière moi, c’est un fait. En revanche, ce à quoi on ne me reprendra plus, c’est l’édition conventionnelle… mais je crois que c’est réciproque.

La bibliographie – longue comme le bras de Tommy Hearns – des Mille et une reprises est en ligne sur votre site. Entre deux livraisons de lettres, avez-vous un livre à nous conseiller ?

Récemment, j’ai beaucoup aimé Murderer’s Row de Springs Toledo, c’est remarquable. Il faut l’avouer, ses préoccupations sont un peu les miennes, Toledo écrit sur des boxeurs (Eddy Booker, Charley Burley, Cocoa Kid, Bert Lytell, Lloyd Marshall, Aaron Wade, Holman Williams) à qui, parce qu’ils étaient noirs, la Mafia et le milieu (pléonasme !) n’ont jamais permis de montrer qu’ils étaient les meilleurs (évidemment, dans ce vestiaire plein comme un œuf, on pourrait réserver une place à Sam Langford). Je ne vous dis pas que ce n’est pas, aussi, parce que j’ai tendance à m’identifier à eux (et à Benny Briscoe). Pour vous montrer que je ne suis pas sectaire et comme tout le monde ne lit pas l’anglais, j’ajouterai Quinze rounds d’Henry Decoin que j’ai fait rééditer à l’Arbre vengeur ; exception faite de Lève ton gauche !, c’est ce qui, en français, a été écrit de mieux sur le sujet.