Frédéric Roux

Fils de Sultan

Elle a perdu tous les enfants qu’il lui a faits. Leurs sangs ne s’accordaient pas. Pour m’avoir, elle est restée couchée neuf mois. J’ai le même sang qu’elle.


 Lorsque l’armée allemande a évacué la ville, un chien berger s’est échappé. Il l’a poursuivi le long des quais, le chien s’est jeté à l’eau. Il l’a attendu de l’autre côté, il l’a ramené chez nous. Il a appelé le chien : Sultan.
Pour l’instant il est parti travailler, elle est chez le coiffeur. Je suis dans la cuisine, sur une couverture, entre les pattes de Sultan. Il tire la langue et regarde devant lui. Il ne m’aime pas particulièrement, il me garde.

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Sultan a les oreilles droites et larges avec un numéro tatoué (à l’intérieur). Il est noir et feu. Il a un grain de beauté sur la joue et une frange de poils comme du feutre aux pattes arrière. Pour les canons de la Centrale canine il est un peu trop long, sa gueule tire sur la chienne aussi. Il est beau et calme. Il ne me mord pas.
Je me souviens davantage de son poil que de leurs peaux.

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Sultan a failli  me mordre une fois. J’étais assis à table. Je me retenais à la toile cirée et je me balançais. Les pieds de la chaise ont glissé, je suis tombé à la renverse sur le chien. Il m’a pris la gorge dans sa gueule.
Il a réfléchi un moment et n’a pas serré les dents.
Elle m’a dit qu’elle avait eu peur. Moi, je n’avais pas eu le temps. J’ai continué à faire de l’équilibre sur ma chaise, dans la cuisine, le chien dans mon dos.

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Sultan a mordu des gens : ma marraine, la sage-femme et d’autres aussi. Il s’est battu avec des chiens dont, une fois, un bouvier des Flandres plus grand que lui. On a essayé de les séparer avec un jet d’eau dans la gueule et en leur mordant la queue.
Il a appris quelques mots d’allemand pour le faire asseoir, coucher et venir. Elle l’a présenté à des concours de beauté, malgré ses défauts, il les a tous gagnés. Son nom de concours était Wotan. On avait dû falsifier son pedigree ou les règlements étaient plus lâches qu’aujourd’hui.
Il a sailli des chiennes mais ses enfants étaient tous laids.

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Je ne jouais pas avec Sultan. Je ne me souviens avoir joué avec personne étant petit sinon avec de la terre et un seau en laiton que l’on suspendait ensuite au robinet de la cuisinière à charbon.
Plus tard j’ai joué avec des billes, des voitures Dinky-Toys dont ma préférée était une Buick Roadmaster bleue, et même des enfants.

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Un jour Sultan n’a plus pu se lever. Debout, si on l’aidait, il se traînait. Comme tous les bergers allemands vieux son train arrière se paralysait.
Mon grand-père l’a fait monter sur la banquette d’un taxi en lui soulevant les pattes. J’étais en haut des marches avec elle et je regardais. Le chien n’est jamais revenu.
Nous avions aussi une chatte tricolore qui s’appelait Pomponette. Nous ne nous aimions pas. Avant qu’il n’achète un perroquet elle a été le seul animal de la maison.