Le désir de guerre
Incipit & more
Mon grand-père était maladroit comme un cochon. Lorsqu’il est revenu du nord de la Loire, où il n’avait personnellement rien à faire, il lui manquait une jambe.
La gauche, je crois. J’en suis presque sûr… pendant les vacances, lorsque je dormais dans son lit, ma grand-mère a toujours refusé de coucher à ma gauche ; comment l’expliquer sinon par le fait qu’elle préférait être étendue le long de sa jambe intacte?
Je ne me souviens pas de grand-chose à son propos sinon que les voyages ne lui convenaient pas. Au début des années 50, il a accompagné sa femme et un couple d’amis (les Lacoste) au carnaval de Nice ; en vistant l’aquarium de Monaco, il s’est attrapé froid. Il est mort d’une congestion pulmonaire quelques semaines plus tard.
De la Côte d’Azur mes grands-parents avaient ramené ce qu’il était d’usage d’en ramener, à l’époque, pour des gens de leur condition: une poupée blonde en costume folklorique pour décorer leur cosy-corner ; un stéréoscope avec un jeu de vues de Nice et de la région, quelques branches de mimosa aussi et, assez curieusement, une robe de chambre en laine des Pyrénées pour ma mère.
C’est dans la cuisine de mes parents que j’ai vu mon grand-père pour la dernière fois. Mon père et sa belle-mère s’engueulaient. Comme d’habitude. Mon père disait que la robe de chambre n’était pas en laine des Pyrénées ; il avait un moyen scientifique de le prouver, c’était d’y mettre le feu. Ma grand-mère, apoplectique, lui a arraché l’objet du litige d’entre les mains en hurlant qu’elle était capable d’acheter une robe de chambre en laine des Pyrénées authentique pour sa fille; qu’il essayait, toujours, de les rabaisser; qu’il n’était qu’un con ! Lorsque mon père a craqué la première allumette, elle a pris la porte, le bibi de traviole, la robe de chambre qui pendouillait, mal pliée sous le bras, dans laquelle elle manquait s’entraver à chaque enjambée.
Mon grand-père la suivait sans rien dire, en boîtant.
Comme d’habitude.
Je ne l’ai plus revu.
Mon père, le soir, a jeté le bouquet de mimosa dont l’odeur lui donnait la migraine.
C’est un matin, un jeudi, pendant des vacances ou alors que j’étais malade (en temps normal, j’aurais dû être à l’école) que ma grand-mère m’a dit qu’il était mort.
Ma grand-mère est dans la cuisine qui enlève les fils des haricots verts. Je lui demande où est Papi ? Elle dit qu’il est mort et pleure. Je sors dans le jardin. Je marche le long du mur couvert de lierre.
LE COUP DE CŒUR DE JEROME GARCIN
Petit-fils de poilu
L‘auteur de « Lève ton gauche! » et biographe de Mike Tyson, est un boxeur amateur. Il frappe sans détours. Il écrit sec et net. Il tient la métaphore pour l’antichambre de la désinformation et le lyrisme pour l’arme des bluffeurs. « La seule utopie envisageable, dit-il, c’est le réel. » Il ne fait donc pas compter sur Frédéric Roux pour falsifier l’histoire, embellir le passé et mentir au lecteur. Surtout dans un livre sur la guerre qui inspire d’ordinaire aux poètes des sonnets apologétiques et aux romanciers des gestes héroïques. Non, la guerre n’est pas jolie et les sentiers de la gloire ne sont pas buissonniers. On y croise d’ailleurs plus de couards que de braves, de cocus de l’histoire que de croisés légitimes, de sans-grade que de belles gueules étoilées. Ce brillant petit livre est né du désir qu’a éprouvé l’auteur de se souvenir du grand-père qui, sans lui, serait demeuré dans la grande armée des ombres de nos monuments aux morts. C »était un paysan béarnais (l’occasion pour Frédéric Roux, de faire un portrait brutal, puant et très peu nostalgique de la vie aux champs d’autrefois). Bref, ce poilu exemplaire a perdu la jambe gauche pendant la guerre de 14-18. Il s’appelait Jean Dardères, « il était de l’étoffe dont on fait les héros : grossière » et, à la fin de sa vie, peignait les arbres en bleu. Frédéric Roux a hérité de sa propension au pancrace, du plaisir d’en découdre, tout en détestant chez les hommes, cet incoercible « désir de guerre » qui fait qu’elle ne cesse de se répéter. C’est l’un des subtils paradoxes de ce texte qui dénonce la propagande guerrière tout en faisant l’éloge de l’esprit pugilistique (« Je préférerais toujours Muhammad Ali à Comte-Sponville« ) et prouve avec aplomb que, si les humanistes sont souvent mous, les pacifistes sont parfois durs.