Mal de père

Je suis le fils unique de mon père. Il était plus beau que moi – il est mort -, mais je suis meilleur que lui. Son corps m’apparaît quelquefois en rêve. Sanglant. Je crois reconnaître son visage, parfois, lorsque j’aperçois les reflets du mien aux devantures des magasins. Je lui ressemble suffisamment pour cela. Comme une caricature ou une mauvaise copie, comme son fils que j’ai été, bien qu’il ne l’ait jamais réellement admis ; que je suis comme il faut bien que, moi, je l’admette. Un sourcil levé, une même ride au front, le trajet d’une veine sur la tempe… un air de famille ! comme disent les invités à l’heure de l’apéritif lorsque l’enfant paraît. Et, pire encore, les mêmes réactions et la même façon de voir le monde tel qu’il est. On y viendra…

Chaque fois que l’on débat de la modernité appliquée au roman, on oublie qu’une vie – et le roman n’en est que le reflet – se résume à naissance, mort et (parfois dans l’intervalle) amour. Il n’existe pas d’autre sujet. Ce qui, d’un auteur l’autre, change, c’est la musique. e style, en quelque sorte ; ce par quoi, malgré sosies et clones, nous sommes tous différents.

    Vérité première à laquelle on ne peut que souscrire en ouvrant « Mal de père » puisque, loin de gambader du côté de l’invraisemblable, Frédéric Roux, son auteur, nous ramène à la mort du géniteur et, au-delà, aux liens qui se tissent entre individus du même sang. « Une fois de plus ! », gémiront les adeptes du « plus petit disant ». Et d’objecter qu’on ne prend d’intérêt à la douleur de l’autre qu’à condition qu’il sache nous déconcerter. Non sans raison, d’ailleurs !
    Moi-même, j’étais curieux de savoir de quelle façon Frédéric Roux nous resservait le couplet. Avait-il forcé, tel Rouaud, sur les violons ? Ou tapé, façon Labro, sur la grosse caisse ? C’est qu’on ne se méfie jamais assez des gens qu’on croit connaître, et ce n’est pas parce qu’on a croqué avec talent la quotidienneté du boxeur (« Lève ton gauche ! ») qu’on doit réussir son face-à-face avec soi-même – la mort du père n’étant que la répétitions (programmée) du fils.
    Par bonheur, Roux, qui dédie son roman « aux survivants » et qui pense que « la réalité a autre chose à faire que d’être morale », est allé sans faiblir au plus cru de l’existence. Il n’a pas détourné le regard (entendez qu’il n’a pas choisi la joliesse de la feinte) au moment d’attaquer le motif. Tout au long des 140 pages de « Mal de père », il ne cesse de labourer dans ses regrets les mieux dissimulés. Si bien qu’évoquant son père et le reste de son clan, il nous oblige à tout instant à faire retour sur notre propre existence.
    Il suffit de citer ses premières lignes pour comprendre qu’ici on ne singe pas la réalité, mais qu’on la brasse sans souci de se concilier les faveurs des hypocrites. Ecoutez donc, c’est comme au concert, la salle retient son souffle, le musicien se recueille et soudain s’élève quelque chose qui va droit au cœur : « Je suis le fils unique de mon père. Il était plus beau que moi – il est mort – mais je suis meilleur que lui. Son corps l’apparaît quelquefois en rêve. Sanglant. »
Un peu plus loin, Frédéric Roux constate que « la grandeur semble aisée lorsque sa pratique est indolore ». D’où on en déduit qu’il a dû terriblement souffrir pour écrire avec autant de rudesse. Sachons lui faire la place qui lui revient : les âmes fières sont rares. Une fierté qu’il a encore récemment payée au prix fort lorsqu’il s’en est pris aux apostats, si modernes, de la Révolution. On en trouvera les pièces dans « L’Introduction de l’esthétique » qu’il publie, en ajoutant un K à son prénom – sans doute pour faire la nique aux Kamarades qui ne le sont plus.

Gérard Guégan

Sud-Ouest Dimanche